Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/840

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comprendre, et la compassion que m’inspirent les âmes un peu vivantes qui s’y engloutissent est très sincère et très profonde. Le sentiment de leur puissance d’action et de pensée devient un supplice pour les exilés du centre intellectuel, tandis que pour nous ce sentiment est un bienfaisant aiguillon et une source de jouissance. Il me semble que l’ennui est le sentiment de l’activité sans emploi, aussi n’est-il connu que des gens qui ont des facultés un peu éveillées ; les imbéciles, n’ayant besoin que de végéter pour se sentir vivre entièrement n’y sont guère exposés, car on peut végéter partout ; les esprits supérieurs ne le connaissent pas non plus quand ils peuvent créer, car la réflexion qui engendre l’œuvre est aussi possible à peu près partout ; mais il arrive que certaines conditions de vie domestique ou professionnelle leur interdisent même la possession intime et l’exercice de leur intelligence. Alors ils ne s’ennuient pas seulement, ils s’exaspèrent et se consument. Il paraît qu’on peut échapper à cette maladie morale en cherchant la perfection dans tout ce qu’on fait, même dans les insignifians labeurs. Je sais qu’en m’appliquant à bien écrire, quand j’étais clerc de notaire, j’arrivais à prendre mon mal en patience ; mais cet expédient est de peu de durée ; c’est un jeu, comme de tâcher de réussir à mettre dans le noir à la cible ; on ne peut pas jouer toujours, et il faut continuer à faire la chose ennuyeuse alors qu’elle a perdu même le mince intérêt d’une difficulté bête qu’on s’étudie à vaincre. L’ennui est donc un état bien pénible et parfois irrémédiable ; l’activité est comme une meule qui tourne toujours, et si on ne lui donne rien à moudre, elle éprouve une sensation négative de travail à vide, qui est un martyre. Je vois que vous vous inquiétez de la composition de mon poème. Il faut que je vous rassure un peu, bien que je sois en présence d’obstacles que je n’ai pas tous surmontas. Ce nom d’André m’avait aussi plu comme étant le prénom d’André Chénier, qui a conseillé de faire des vers antiques sur des pensers nouveaux, et qui avait commencé un poème sur la nature, où il tentait l’application de la poésie-à l’expression de la vérité. Je me proposais même d’expliquer ce choix dans une note en écartant, bien entendu, toute prétention à faire parler André Chénier lui-même, ce qui ne serait que ridicule. Je laisserai peut-être le poète tout simplement, bien qu’il ne prenne la parole que pour formuler précisément ce qui répugne à l’inspiration poétique. Depuis que