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qui, en dernière analyse, se résout en une passion de l’indépendance qui m’a plusieurs fois coûté cher. Je me rends parfaitement compte, à mesure que l’ivresse de la jeunesse m’abandonne, qu’il ne peut y avoir pour moi qu’une situation compatible avec mon état actuel, qui est l’affaissement physique et une constante préoccupation intellectuelle : c’est un mariage de raison, mais, à d’autres égards, rien ne m’est plus antipathique ni n’est plus éloigné de ma pensée. En un mot, mon idéal de jeune homme a survécu chez moi à l’activité de la jeunesse, de sorte que je n’ai plus le courage de mes désirs. Le funeste « à quoi bon ? » me vient à l’esprit quand je sens combien je suis peu capable de réaliser mes vœux et de satisfaire mes passions. Ce manque d’équilibre se manifeste dans toute ma vie et peut en donner la clef. Je désire et je ne veux pas ; toute ma conduite est là ; je raisonne où, sans doute, il ne faudrait que sentir et agir. Qu’y faire, puisque le mal est dans la volonté même ? Dans ce moment-ci, mon existence est tout intérieure et j’ai le loisir de m’analyser. Il y a une chose qui m’affecte beaucoup, c’est la responsabilité que j’assume par mon inertie même qui, en définitive, ne crée que du chagrin à ceux qui m’aiment. Je voudrais n’entraîner personne dans l’orbite de ma vie, mais les attractions réciproques échappent à cette philosophie ; je ne suis donc pas plus capable de solitude que d’association. J’éprouve la plus grande répugnance à m’expliquer par écrit sur tout cela, j’aime beaucoup mieux en parler, car alors, je peux me reprendre, à moins que je n’exprime les choses dans des vers où j’ai pris le temps de bien les exprimer comme je les sens.

Une autre cause de ma tristesse, c’est la fâcheuse direction que prennent mes études ; je perds le goût de la poésie, je la trouve de plus en plus puérile, comparée aux austères travaux de la science ; les plus grands génies littéraires me semblent des enfans auprès du génie scientifique qui, au lieu d’imiter et de défigurer la nature sous prétexte de la transfigurer par l’idéal humain, l’étreint corps à corps, telle qu’elle est, et lui ouvre, doigt par doigt, ses mains fermées pour en arracher des lambeaux de vérité. Voilà le vrai combat. Mais ce n’est pas avec des idées pareilles qu’on progresse en littérature. Je ne fais presque plus de vers ; je rougis de les faire vides, et quand je veux les remplir jusqu’au bord d’un contenu substantiel, j’ai