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senti si je n’avais lu Fromentin ? Je crois que j’aurais éprouvé un malaise indéfinissable et que je me serais accusé de ne pas comprendre la belle peinture. J’ai vu d’autres Rembrandt, et j’ai malgré moi regretté d’attacher une extrême importance à des qualités qui ne sont pas les siennes ; sans cela, j’en aurais joui davantage. Jamais je n’ai vu les chairs aussi dorées par la lumière qu’il les fait ; chez lui la couleur, chaude plus que radieuse, n’a pas une variété égale à sa puissance. Rembrandt n’imite pas la lumière naturelle, il en crée une qui la vaut, qui la surpasse, si l’on veut, mais enfin le plaisir qu’on en ressent n’est pas celui qu’on demande aux œuvres d’imitation, c’est en cela qu’il se sépare profondément de ses prédécesseurs, tous attachés à la représentation scrupuleuse et même servi le de la réalité ; son art est plus haut, plus grand, plus inventif, plus poétique en un sens, mais il y a dans le vrai un tel charme, une telle force que les yeux, ravis par sa palette, ne sont pas pour cela dégoûtés du coloris fidèle et du dessin exact des maîtres qu’il a dépassés. J’ai vu hier à Amsterdam des Steen délicieux et des Pierre de Hooghe, des Metzu, qui ne laissent rien à désirer, si l’on y cherche la naturelle expression de la vie et du jour réel, et pourquoi y chercherait-on autre chose ?

Rembrandt ne s’en tient jamais à ce modeste idéal. Son tableau des Syndics ou des Drapiers est extraordinaire ; les têtes sortent du fond de manière à faire oublier qu’il y a une toile où elles sont peintes. Tout le reste est d’ailleurs perdu dans une nuit impénétrable, qui est sans doute l’œuvre du temps autant que de l’artiste ; on dirait une scène de décapités parlans. Ces hommes vivent, mais un peu étrangement, ils inquiètent, ils ont quelque chose d’halluciné, malgré la lourdeur de leur chair ; la pâte, amassée en paquet, leur fait une maladie de peau. Impossible de ne pas admirer leur vigueur et leur éclat, impossible de les croire de ce monde.

Pardonnez-moi tout ce pathos, je ne sais comment rendre ce que j’ai éprouvé devant cette peinture impérieuse. Je n’ai pas le temps d’analyser davantage ; je vais partir tout à l’heure pour la Haye avec Lafenestre. Je suis très paresseux, prendre la plume me coûte infiniment, car je n’en sais que faire pour donner une définition de ce que je vois. J’essaye de ne pas me laisser influencer par les jugemens d’autrui, mais j’ai peur de n’y pas réussir et je me défie de mon goût, qui n’est nullement