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gamins rouler un énorme canon dans la rue Lepic ; ils m’avaient crié une ordure qui voulait dire : » Pousse par derrière ! » C’était très drôle ; je m’abstenais de pousser, mais je me moquais de cette farce, car je crois bien que les angoisses du siège nous avaient tous rendus fous, aveugles, ineptes, et que le bonheur de respirer enfin nous ôtait le sentiment du plus prochain péril. L’histoire expliquera sans doute les désastres de la France par un cas pathologique, par une sorte de ramollissement général du cerveau ; ce sera notre seule excuse.

Me voici donc le 16 à Clermont. Triste voyage ! J’ai vu des Allemands à toutes les gares jusqu’à Gien ; je n’ai pu admirer ces hommes gras, courts, aux hanches épaisses, d’une propreté strictement militaire qui n’exclut pas ce qui dégoûte dans l’excès de carnation. J’ai retrouvé ma sœur et mon petit neveu bien portans tous deux, et je comptais prendre du repos auprès d’eux, dans cette paisible ville de Clermont, dont l’air est vif et pur. Je fis, dès mon arrivée, quelques excursions et je sentais déjà se dissiper les brouillards de ma pensée maladive, devant les simples et grands profils des montagnes qui s’allongent les unes vers les autres sans se heurter, comme unies par une caresse immobile. J’étais assez enchanté de ce spectacle pour oublier presque la morsure que nous éprouvons tous au cœur depuis la capitulation, cette honte aiguë que je n’avais jamais sentie de ma vie. Tout à coup nous arrive un étrange télégramme de Thiers, laissant deviner que des événemens formidables se passaient à Paris ; dès lors je n’eus pas de tranquillité, mon anxiété alla croissante, et tout le fruit que j’attendais de mon séjour là-bas fut perdu. Cependant mon beau-frère écrivait à ma sœur de bien se garder de revenir, et il me confiait en termes les plus pressans la protection de sa femme et de son enfant, qui, grâces à Dieu, n’avaient aucun danger à courir ; mais vous n’ignorez peut-être pas que mon cher beau-frère est d’une excessive sensibilité. Après toutes sortes de luttes intérieures, je pus quitter Clermont et revenir à mon poste parisien, jeudi dernier, laissant ma sœur et mon petit neveu dans une ville archi-conservatrice et dans la compagnie d’amis excellens qui nous répondent d’eux. Mon retour ici a été des plus fatigans à cause de la lenteur du train et de ses retards à chaque station. Quand je suis arrivé, la garde nationale de l’ordre et l’autre se regardaient comme deux duellistes en position ; à la limite des