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trouvent dans leur chemin même ces fleurs que d’autres ne rencontrent jamais que hors du leur.

Voici venir les pensées noires, il est grand temps de clore ces lignes décousues.

Veuillez agréer, Madame, pour vous et les vôtres, l’expression de mes sentimens dévoués et respectueux.


Châtenay, dimanche 5 juin 1870.

Madame et excellente amie,

Je voudrais répondre avec un peu de gaieté ou du moins sans tristesse à votre aimable lettre, mais je suis tout affligé d’un accident qui n’a, il est vrai, d’importance réelle que pour moi, mais ne laisse pas d’être pénible. Je me hâte de vous conter la chose pour dissiper tout de suite votre bienveillante inquiétude.

J’avais préparé pour Lemerre une édition nouvelle des Stances. J’avais remanié le classement des pièces, mis à toutes des titres et j’en avais corrigé, émondé et amélioré plusieurs ; tout cela à grand’peine et avec beaucoup de temps. J’ai emporté ce travail à la campagne par une fatalité bien funeste ! Il paraît que tout le recueil s’est effeuillé et dispersé de ma poche en descendant du wagon, et pendant que je m’arrêtais chez un marchand pour acheter du papier (celui-ci même), les innombrables voyageurs pour Robinson et Sceaux ramassaient les feuilles du livre, montaient en voitures, chars, charrettes, etc., et se dispersaient avec ma pauvre besogne.

Me voilà donc obligé de recommencer tout à nouveau, car il était impossible de rassembler la gerbe éparse. Cette aventure avait, je lui dois cette justice, un côté comique, et tout autre que moi pouvait en rire. J’ai rencontré une grosse femme qui devait être une bouchère en partie fine, tenant à la main un débris de mon naufrage, elle m’a dit que tout le monde avait pris quelques pages, et ainsi ma poésie va pénétrer dans les masses de la façon la plus inopinée. Me voyez-vous au milieu de la rue de Sceaux regardant filer les joyeuses cargaisons d’amoureux avec mes pages imprimées ou manuscrites, mes notes, etc. J’étais bien comme la poule qui voit partir à la nage tous les canards dont elle a couvé les œufs.