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pas l’Empereur nimbé de lauriers, couronné d’or, drapé de velours et d’hermine du sacre. C’était, sous le « petit chapeau » amolli par la pluie et dans la redingote grise fatiguée par la campagne, un chef populaire autour duquel se groupaient les patriotes sans distinction de nuance. Tout ce que le cœur d’Henry Houssaye renfermait de passion patriotique et guerrière s’émouvait et s’exaltait. Il n’aima peut-être pas alors tout l’Empereur : il aima celui-là à ce moment-là. En tout cas, le trouvant abordable, il l’aborda. Il l’interrogea, l’interpella comme jadis sa grand’mère Houssaye sur le champ de bataille de Laon. « N’allait-il pas rejeter sur le Rhin ces envahisseurs, Prussiens, Kaiserlicks, Cosaques ? N’allait-il pas en nettoyer le sol de France ? »

L’Empereur interrogé le regarda. On sait quel frisson d’amour, d’admiration, de haine ou de crainte, ce regard peut, cent ans après sa mort, faire passer dans nos moelles.

Il y a dans Servitude et grandeur militaires de Vigny une scène que connaissent bien les fervens de l’Empereur : «… Bonaparte se baissa vers moi et, me prenant dans ses bras, m’éleva jusqu’à sa bouche et me baisa le front. La tête me tourna. Je sentis qu’il était mon maître et qu’il enlevait mon âme à mon père… Il m’avait soulevé libre et quand ses bras me redescendirent doucement sur le pont du navire, ils y laissèrent un esclave de plus. » Henry Houssaye avait reçu sur le front le baiser de l’Empereur.

Par ailleurs, la campagne elle-même de 1814 le passionnait. Cet homme était soldat dans l’âme, il l’avait montré ; il se trouva qu’il n’était pas seulement né pour être soldat, mais chef d’état-major. Tactique et stratégie l’attachèrent : il aperçut les desseins, pénétra les plans, suivit les mouvemens, comprit la victoire et la défaite, en analysa les causes et sentit que sa vraie vocation jusque-là méconnue était là. Et il prépara un 1814 qui, trois ans après, voyait le jour.

Dès les premières pages du livre, il dit nettement, franchement, cruel était l’esprit de l’œuvre : « Nous avons consciencieusement cherché la vérité. Au risque de froisser toutes les opinions, nous avons voulu ne rien omettre, ne rien voiler, ne rien atténuer. Mais impartialité n’est point indifférence. Dans ce récit où nous avons vu avant tout la France, la grande blessée, nous n’avons pu ne pas tressaillir de pitié et de colère.