est certain qu’il dort depuis longtemps ; mais il ne se périme pas et chaque accroissement de misère le renouvelle. Or, nulle part, à en croire Linguet, le manouvrier n’est aussi misérable qu’en France, parce que non seulement il y forme « la classe la plus nombreuse et la plus maltraitée, » mais parce que cette classe y est « dépourvue des moyens de se faire entendre[1]. » C’est un miracle que le désespoir n’ait pas encore fait « tourner la tête à cette multitude immense de créatures humaines qui, s’endormant le soir, ne savent si le lendemain elles auront l’occasion de gagner de quoi manger du pain[2]. » Mais c’est un miracle que les petites lois d’Etat ne réussiront pas toujours contre la grande loi de nature : « La grande loi, la plus sacrée de toutes les lois, c’est le salut du peuple. La première de toutes les propriétés, c’est celle de la vie. Il n’y a plus de droits, il ne peut plus y en avoir dès qu’elle est compromise par la faim, et, dans ce cas terrible, les cris des malheureux iraient appeler la foudre pour enfoncer ces magasins impitoyables, si l’administration trop aveugle s’obstinait à les défendre[3]. »
Et voilà la tempête prédite, si déjà le vent ne se lève et ne gronde le tonnerre. Nous franchirons d’un pied rapide le double fatras amoncelé dans les tomes sans nombre de Restif de la Bretonne et de Sébastien Mercier. La pièce la plus curieuse qui nous soit venue de Restif de la Bretonne est peut-être cette généalogie dérisoire où, à travers un tissu d’inepties, auxquelles il faut prendre garde d’attacher une importance quelconque, je ne sais si je ne me trompe, mais il me semble entrevoir comme une instinctive et obscure conception de la société, comme une loi de mouvement et d’équilibre social, d’après un certain rythme, ascension, constance, décadence, — élévation, maintien, chute ; — et le cycle recommence, de telle sorte que les soixante-sept générations de Restif auraient passé, du sérénissime empereur Pertinax (calembour sur la traduction latine du nom de Restif) à notre homme, Nicolas-Edme, par toutes les conditions imaginables : le trône, l’agriculture et le soin des bestiaux, la noblesse, le brigandage, la domesticité, la vie de cour, la littérature, les emplois servi les, les soins du corps, la guerre, le