Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/636

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’aimer plus qu’elle, dis-tu ; mais ne vois-tu pas que cette passion telle que nous la connaissons est le dernier degré des forces humaines ; qu’elle exige toutes les facultés de l’âme la plus énergique et la plus puissante ; qu’elle met en jeu tous les ressorts de l’esprit ? Que dis-je l’amour est l’étincelle du génie, c’est le feu vivifiant que Prométhée déroba aux cieux. Crois-moi, Sophie qui a la supériorité en ce genre ne peut que l’avoir en tous… Personne au monde n’est plus difficile à vivre que Louise, et personne n’est aussi doux et prévenant que Sophie. Rends-toi donc justice, ô ma bien-aimée, ne m’appauvris pas en dépréciant mon épouse. Si cette Louise t’était si supérieure, ne connais-tu pas quelqu’un qui l’eût toujours aimée ? Si elle l’était égale, ne te doutes-tu pas que ce quelqu’un l’eût fixée.


Du surplus de cette lettre, quinze ou vingt fois plus longue au total que le fragment qui précède, il nous importe de retenir encore un bref passage relatif à l’opposition, sourde ou déclarée, que M. de Briançon faisait aux projets de fuite à l’étranger, en Angleterre, dans lesquels Mirabeau et Sophie s’efforçaient de l’associer avec Mme de Cabris :


Amie bonne, ce sentiment-là est bien digne de ton âme, de voir le suprême bonheur dans une retraite cachée à tout l’univers, où l’on puisse être le tout de son amant. Oh ! comme ta phrase m’a fait tressaillir ! Pylade me recommande tant de te faire peur de ce projet, parce que, dit-il, il faut toujours grossir les objets ! Quoi ! ne voient-ils donc pas que la vraie félicité consiste dans l’amour ? Tout ce qui distrait celui-ci trouble celle-là. Ma bien-aimée, depuis que je me suis donné tout entier à toi, cette existence solitaire et uniquement consacrée à l’amour a été mon rêve. Puissions-nous bientôt le réaliser ! Mais tu ne peux imaginer quel plaisir j’en ressentis, en voyant qu’en cela aussi nous pensions de même ; car il est plus simple qu’un homme qui a tout vu, tout connu, qui est blasé sur toutes les jouissances, veuille se donner tout entier à l’amour qu’il ressent pour la première fois ; mais tu as tant d’objets de curiosité, toi, ma fanfan, que tu as mille fois plus de mérite que moi à ce dévouement.


Mirabeau mit ces pages à la poste, par le courrier du lendemain 21 juillet, à l’adresse d’une amie de Sophie, à Pontarlier, en y ajoutant une feuille blanche qui n’était blanche que d’apparence, car elle contenait des recommandations tracées au jus de citron. Il en annonça en même temps l’envoi à Sophie par une autre lettre du même jour, mais adressée à une autre personne dont il était sûr. Ce surcroît de précautions, de détours, fut précisément ce qui perdit la lettre principale et ce qui força Mirabeau à prendre tout à coup le parti funeste qu’il avait écarté jusqu’alors, en se conformant aux directions de sa sœur.


DAUPHIN MEUNIER.