Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/614

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


II. — UNE LIAISON DANGEREUSE

Trois jours après ce mariage à froid, le nouveau ménage regagna la Provence entre ses mentors ; le bailli et M. de Clapiers le suivaient jusqu’à Grasse afin d’y guider ses débuts. Quelle contrariété pour Jean-Paul, si curieux de Paris, d’en avoir approché de si près pour n’y pas entrer ! Mais on lui fit voir Montargis et le couvent des Dominicaines où les perfections de sa femme avaient fleuri. Il fallait répondre par une grande hâte à l’impatience légitime de M. et Mme de Cabris. Un concours de peuple nombreux attendait la fille de l’Ami des Hommes à la porte principale de la ville. Louise fut très admirée ; sa raideur majestueuse fit dire aux bonnes femmes « qu’elle semblait la Vierge de la paroisse ; » et de l’avis de tous, ses beaux-parens, à sa vue, avaient rajeuni de dix ans.

Néanmoins, c’étaient encore de bien vieilles gens. Quoique la douairière eût un quart de siècle de moins que son mari, elle était affligée d’un embarras de la parole qui lui ôtait tout l’esprit qu’on lui pouvait croire, et elle avait la tête si branlante qu’elle ne mangeait plus en compagnie. Le marquis, aussi froid et taciturne que son fils, touchait à la décrépitude ; valide à peine de deux jours l’un, prédisant à tout propos sa fin prochaine, il avait l’estomac soulevé de « vents » si incommodes qu’ils paraissaient devoir remporter bientôt, en effet. Auprès d’eux se tenaient la plupart de leurs filles, gendres et petits-enfans : le marquis de Lombard-Gourdon, veuf de leur aînée, père d’un joli garçon de dix-huit ans et d’une fille plus jeune ; Mme de Saint-Cézaire, dont le mari était en mer, et ses deux bambins, les idoles de leur grand’maman ; et M. de Gras, conseiller au parlement d’Aix, avec sa jeune femme récemment accouchée. La figure de Mme de Gras était tourmentée de tics déplaisans ; sa tête n’était pas très forte. Mais Mme de Saint-Cézaire était vive, enjouée, spirituelle. Jean-Paul avait encore deux autres sœurs, toutes deux absentes : l’une religieuse ursuline à Pont-Saint-Esprit, et l’autre, la folle, dont il était séant de ne point parler ; elle vivait non loin, au château de Cabris, sous la garde d’une servante. Au demeurant, toute cette maison respirait l’honnêteté et la bonté ; mais il était prudent de n’y avancer qu’avec précaution, les habitudes y étant devenues