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le ciel où nos tableaux du Louvre vécurent leur jeunesse. Ici, à droite de la fenêtre, était l’Incoronazione ou Cour d’Isabelle d’Este, de Lorenzo Costa, la Lotta di Amorini e di Ninfe, du Pérugin, ici, était le Parnasse de Mantegna, qu’on appelait aussi Venere con Vulcano ed Orfeo ; ici, était la Virtû vite scaccia i Vizii, de Mantegna, enfin peut-être, ici, et certainement près d’ici, et sûrement dans le même palais, l’Antiope du Corrège et la Mise au Tombeau du Titien.

Si quelque chose des visages demeurait dans les lieux où les âmes ont vécu fortement et si le souvenir suffisait à les réaliser devant nous, comme un rais de soleil les impondérables corpuscules suspendus dans l’air, nous verrions paraître, ici, la tête pleine de Baldassare Castiglione, du Louvre, la tête osseuse et aiguë de Machiavel, du Bargello, le crâne dénudé et la barbe flottante de Pietro Bembo, le front fuyant de l’Arioste, la ronde frimousse de Niccolo da Corregio, la solennelle coupole du Titien, le divin profil de Léonard, le museau secret de Ludovic le More, la mâchoire prognathe de Charles-Quint… Tout ce qui a aimé, tout ce qui a souffert, tout ce qui, au seuil du XVIe siècle, a deviné la nature plus complexe ou désiré l’humanité meilleure, a passé ici, a médité devant nos tableaux du Louvre, a regardé danser nos Muses, rêver notre Apollon, dégringoler nos petits Amours aux ailes de libellules, converser nos philosophes, combattre notre Minerve, contre les Vices ou contre Vénus. Ces ébauches d’une vie idéale animèrent ces ruines.

Nous pourrions donc les y suspendre par l’imagination, mais quelle vie y mèneraient-elles ? Elles y seraient isolées, dépaysées, perdues. Du temps d’Isabelle d’Este, ces salles étaient pleines à déborder de marbres, de bronzes, de camées, de cristaux, de livres précieux, presque tous mythologiques. Tout parlait la langue des Dieux. Les dalles elles-mêmes du Cortile, faites de faïences colorées, étaient de petits tableaux symboliques. On posait le pied, tantôt sur des brandons arrangés en tour de Babel, avec cette mystérieuse inscription : AMUMOC, OU les familiers de la maison d’Este savaient lire amomos, ou immaculata, tantôt sur le gantelet de fer entouré de cette devise : huena fede non es mudable, tantôt sur la mèche de brandon allumée et la colombe, avec la devise : vrai amour ne se change, tantôt sur le soleil flamboyant et dardant, de tous côtés, ses pointes avec la devise per un dexir… On maniait les éditions nouvelles d’Alde