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Guidobaldo, paraît, descend de cheval à demi mort d’épouvante et de fatigue, arrivant à bride abattue de ses Etats, que César Borgia a envahis et qu’il est en train de piller. Cela vient de se passer en pleine paix, et même en pleine alliance, sans aucune déclaration de guerre, et le jeu a été pour l’envahisseur d’autant plus facile, que Guidobaldo venait de lui prêter, pour lui rendre service, toute son artillerie. C’est un de ces tours qui ont valu à César Borgia les éloges de Machiavel. En attendant que la vertu fût vengée et le crime puni, les sujets de Guidobaldo étaient rançonnés, massacrés, et le palais que son père avait rempli de trésors sans nombre : manuscrits, armes, œuvres d’art, était méthodiquement dévalisé. Des files de mulets descendaient la montagne pour porter au loin, jusqu’au Vatican, les fruits de cet heureux coup de main, — car les Papes de ce temps avaient le souci des arts.

Dans ces conjonctures, Isabelle d’Este se montre bonne parente et collectionneuse meilleure encore. La parente se désole, reçoit fort bien le fugitif, pleure sur ses malheurs, lui donne asile dans son propre palais ; mais la collectionneuse n’hésite pas à profiter de l’aubaine. Elle se rappelle avoir vu, à Urbino, un beau torse antique de Vénus et un bel Amour endormi qui n’est pas un antique, bien qu’il ait été vendu précédemment comme tel au cardinal Biario, et qui est l’œuvre d’un jeune sculpteur florentin, un certain Buonarotti, — et elle les a toujours convoités. Sans perdre une minute, elle écrit à son frère le cardinal Ippolito d’Este, qui est à Borne, pour obtenir du Borgia qu’il lui cède ces deux pièces pour sa collection. Aussitôt, César Borgia, voleur galant et traître serviable, dépêche à Mantoue un homme, à lui, avec des mulets portant la Vénus et l’Amour endormi : en sorte que le duc d’Urbino voit revenir dans le palais où on lui donne asile, et comme propriété de sa belle-sœur, les deux marbres qui étaient, un mois avant, dans son propre palais, sa propriété… Jusque-là, le rôle de la collectionneuse peut se confondre avec le rôle de l’amie. Mais où il en diffère très nettement, c’est lorsque Guidobaldo, étant revenu dans ses Etats, après la chute des Borgia et ayant récupéré, à peu près, tous ses trésors, Isabelle se garde bien de lui rendre les deux antiques. Elle a eu la précaution, avant de solliciter le voleur, de s’y faire autoriser par le volé, et elle tient que cet assentiment la dispense à jamais de restituer le fruit du larcin.