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facile qu’il fût de trouver, en fouillant, des antiques, on peut croire qu’il était plus aisé encore d’en fabriquer, ou bien que la fraude a un attrait que n’a pas la découverte, car les faussaires pullulaient. Un jour, l’un d’eux réussit à vendre au cardinal Riario, comme grec, un marbre fraîchement sorti de l’atelier du jeune Michel-Ange. Un autre jour, un antiquaire de Rome, qui s’appelait Raphaël et était d’Urhino, sans avoir rien de commun avec le grand peintre, expédiait à Isabelle d’Este, comme antiques, deux petites figures qui étaient l’œuvre d’un obscur contemporain. Aussi s’entourait-elle de précautions et mobilisait-elle tous ses amis, pour aller expertiser les objets qu’on lui offrait. Il y a un certain vase antique, disputé eu vente publique, sur lequel on aurait pu poser cette fiche :


VENTE : LAURENT LE MAGNIFIQUE.
COMMISSAIRE-PRISEUR : LEONARD DE VINCI.
ACQUEREUR : ISABELLE D’ESTE.


Il n’y a que le prix, 150 ducats, qui ferait sourire de pitié nos amateurs modernes.

Il faut ensuite ne point se laisser devancer. Les Anglais sont là qui, à coups de ducats, enlèvent tout. En avril IH29, après le sac de Rome, le poète Molza, ruiné, obligé de vendre sa bibliothèque, écrit au fils d’Isabelle d’Este, le cardinal Ercole : « Si Votre Excellence n’achète pas ces livres, ils vont partir sûrement pour l’Angleterre, ce qu’à Dieu ne plaise tant qu’est vivant le cardinal de Mantoue ! »

Il faut enfin, quand on a un budget modeste et un mari fastueux et qui fait courir, payer le moins cher possible. Dans la bataille que se livrent les amateurs autour des chefs-d’œuvre, on triomphe de trois façons : par la force, par la ruse et par l’amour. La force, c’est l’or ; la ruse, c’est l’attente et la furtive appropriation dans l’ombre ; l’amour, c’est la persuasion, peu à peu pénétrée au cœur de l’artiste ou du précédent possesseur, que jamais son œuvre ne sera si choyée que par soi, et que le beau n’est beau que dans la maison de celui qui l’aime. Ceux qui gagnent par la force, ce sont les riches ; par la ruse, ce sont les diplomates ; par l’amour, ce sont les artistes. Les premiers sont fiers d’avoir payé très cher, les seconds sont fiers d’avoir payé très peu, les derniers ne sont fiers de rien et sont simplement heureux de la possession de l’objet longtemps