des pâtés de boue dans la cour. « — Entrez et regardez, voici mon atelier ! nous dit le tranquille vieillard. Votre présence ne me dérangera pas ! » Après quoi il se remit à peindre. Peu à peu, il devint tout à fait affable, et sortit une douzaine de toiles qu’il « ne s’était jamais senti en humeur de finir. » Pendant une couple d’heures, il me parla de sa vie et de son art, avec une simplicité et une franchise absolues. Non, il n’avait jamais vu aucune autre peinture que les tableaux du Louvre, et il ignorait tout des styles, des écoles, et de la technique ! Nous connaissions déjà la manière dont il avait refusé la main de sa fille à un jeune gentilhomme assez riche, jusqu’au jour où l’amoureux avait consenti à apprendre et à exercer le métier d’imprimeur. « Mais oui ! » nous dit le vieux peintre. Lui-même, à présent, se trouvait tout à fait à son aise, heureux de pouvoir travailler librement. La dame qui m’accompagnait lui demanda s’il était vrai qu’il eût un traité régulier avec des marchands, ceux-ci lui payant une pension annuelle en échange de tout ce qu’il pourrait peindre. « — Oui, cela est parfaitement vrai ! nous dit-il. On me donne 1 000 francs par mois, ce qui me suffit largement. — Mais ces gens-là vendent une seule de vos peintures 50 000 francs ! — Cela, c’est leur affaire ! répliqua-t-il Pourvu que j’aie tout ce dont j’ai besoin, et que je puisse peindre ce qui me plaît, et comme il me plaît, peu m’importe l’argent qu’ils tirent de mon œuvre ! »
Lorsque des peintures de Millet furent exposées à Londres, en juin 1875, je décidai Ruskin à aller les voir. Il m’écrivit à ce sujet : « Je m’accorde entièrement avec vous, cela va sans dire, pour reconnaître le talent de cet homme et sa probité. Mais jamais ce peintre-là n’a vu la Beauté, et la laideur du monde suinte de toute son œuvre, comme une sève noire. Aucun peintre n’a le droit de représenter le travail comme lugubre. Le travail n’est pas lugubre, mais bien joyeux et béni ! »
Ruskin s’indignait ensuite, dans sa lettre, d’un tableau de Millet représentant des fermiers en train de « saigner » un porc. « Le meurtre d’un porc, écrivait-il, n’a rien de tragique pour personne autre que le porc lui-même. Tous les sculpteurs de l’école lombarde l’ont représenté comme l’occupation typique de l’humanité durant le mois de novembre... J’ajouterai que le métier, lui aussi, chez votre Millet, est absolument de second ordre, fondé sur une conception fausse de l’ampleur. » Ce jugement de Ruskin sur Millet est, je crois bien, un des plus gros chagrins de la vie entière de M. Harrison. Malheureusement la place me manque pour parler ici des relations du positiviste anglais avec le plus fameux des défenseurs de l’idéalisme artistique et social dans son pays. Ruskin n’allait-il pas jusqu’à reprocher à son confrère de méconnaître et d’outrager ouvertement la langue anglaise, en se servant du mot de « positivisme ? » Il ne se lassait point de lui rappeler que ce mot résultait d’une confusion impardonnable « de pono avec scio, et de tous les