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d’Este et par son frère naturel Giulio, eut l’étourderie de dire à Ippolito quelle le donnerait bien tout, des pieds à la tête, pour les yeux seuls de Giulio. Il n’en fallait pas plus, dans ce temps-là, pour faire d’un cardinal un criminel. Il le fut. Quelques jours après ce madrigal, Giulio revenant d’une partie de chasse à Belriguado dans le galant équipage que nous voyons aux fresques de la Schiffanoia, était assailli par un parti de bravi, jeté à bas de son cheval, immobilisé, et devant le cardinal qui surveillait l’opération, de la pointe effilée d’une épée, on lui fit sauter les yeux hors des orbites.

L’histoire ne dit pas si la belle Angela Borgia en aima davantage Ippolito, mais il est certain que le duc Alfonso, le chef de la famille, ne lui tint pas une excessive rigueur. Après l’avoir éloigné quelque temps, pour la forme, il le laissa revenir à la Cour. Il faut dire aussi que, grâce à quelque miracle de chirurgie, un des yeux, au moins, de Giulio fut remis en place : il ne perdit pas entièrement la vue. Niccolo da Corregio, l’humaniste, leur parent, intervint et une manière de réconciliation eut lieu. Elle ne pouvait être longue. Giulio ne pouvait pardonner à son frère aîné son déni de justice, ni à l’autre sa beauté perdue. Il y avait un troisième frère, Ferrante, tête faible et cœur inquiet, fort aigri du rôle qu’il jouait à Ferrare et plein de mépris pour le duc auquel il ne voyait que des aptitudes de forgeron ou de potier. Lui et Giulio complotèrent la mort d’Alfonso et d’Ippolito, avec l’aide de deux nobles, un certain Boschetti et un certain Roberti, auxquels s’adjoignirent un serviteur de Ferrante nommé Boccacio et un musicien chanteur ordinaire du duc, nommé Gianni.

Il s’agissait de frapper le duc Alfonso et le cardinal Ippolito et de s’emparer du pouvoir qui serait naturellement dévolu à Ferrante. Mais qui frapper le premier ? Giulio voulait que ce fût le cardinal, Ferrante que ce fût le duc. Ils discutèrent, atermoyèrent, attendirent. Les secrets mortels ne demeurent pas longtemps dans les âmes sans transparaître à la surface des visages. Celui des conjurés fut deviné par le cardinal. Aussitôt, Boschetti et Boccacio, arrêtés, mis à la torture, avouèrent et dénoncèrent les deux princes. Ferrante crut pouvoir se fier à la générosité du duc : il alla se jeter à ses pieds, repentant de son crime, mais il avait compté sans la violence du sang d’Este. Alfonso tenait à la main, dans ce moment, un bâton : il en déchargea