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au fond du lac Salé, cette mer intérieure de soixante kilomètres de tour, sur lequel J’ai vu de tendres cœurs sérieusement mis à l’épreuve. Sidi-Abdallah, c’est l’arsenal avec ses ateliers, ses forges, ses magasins, ses bassins de radoub, ses quais. En me promenant au milieu de ces « créations, » je me remémorais les vers qu’au premier chant de l’Énéide, Virgile consacre à la naissance de Carthage.

Sur la grande route des vapeurs, qui de Gibraltar se dirigent vers la Syrie et vers l’Egypte, Bizerte apparaît aujourd’hui comme l’émule de Malte, comme une des clefs de la Méditerranée. Dans le lac, « toutes les flottes du monde pourraient jeter l’ancre, » selon l’expression consacrée. Les vaisseaux y entrent et en sortent à toute heure. Le jour où la ceinture des forts la protégera du côté de la terre, Bizerte sera imprenable. Imprenable !... comme peut l’être l’ouvrage des hommes, à condition que l’assiégé soit matériellement et moralement à la hauteur de sa tâche, qu’au moment de l’attaque, la place soit munie de tout ce qui est nécessaire à la défense et que le secours lui arrive du dehors en temps opportun.


En mer, 14 avril.

Le mistral, le fameux mistral qui soulève des nuages de poussière dans les rues de Marseille, soufflait de toutes ses forces sur la Méditerranée lorsque avant-hier, après dîner, nous avons quitté Bizerte. Ce n’était pas la tempête, puisque le ciel n’avait pas un nuage ; n’empêche que la mer était tant soit peu démontée. Néanmoins, comme le vent se démenait depuis deux jours et trois nuits, sans une minute de répit, nous espérions le voir tomber avec l’aube, car Eole a, dans ces parages, les habitudes d’un locataire parisien : il passe avec Neptune des baux de trois, six, neuf. Nous avons donc mis le cap sur Ajaccio, mais il a fallu bientôt en rabattre et chercher modestement refuge à l’Est de la Sardaigne.

Hier, pendant toute la sainte journée, nous avons vu défiler la côte monotone, les caps, les baies, les anses, les rochers de la grande île sans histoire. Derrière le paravent calcaire, nous naviguions sur des eaux pacifiques. Le vent nous attendait devant le détroit de Bonifacio et, pendant une couple d’heures, la danse a recommencé. La Corse heureusement n’était pas loin.

Ce matin, nous nous sommes réveillés dans le port de