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son âme avec la même passion, dépensa toutes les ressources de son cœur pour maintenir ou ramener Lamennais dans le chemin d’obéissance que lui indiquait Lacordaire. Non, il n’abandonnerait pas son maître et son ami. Qu’importaient des mouvemens d’humeur, des soubresauts de révolte que les arbres de la Chesnaie et de fidèles disciples étaient seuls à entendre et que le vent emportait à travers la lande ? Un homme de nature aussi inquiète et qui avait subi une telle épreuve pouvait-il se contenir à chaque heure, et n’était-ce pas le devoir filial de jeter sur lui le manteau au moment où sa pensée enivrée d’un vin amer livrait son âme à nu. Dénoncer au public hostile leur intime désaccord, se détourner du père qui l’avait tant aimé, il ne le ferait pas, du moins avant de l’avoir réveillé de son sommeil et d’avoir lu encore une fois dans ses yeux sa pensée véritable. Mais dès le premier contact, il sentit avec effroi que derrière une soumission apparente il y avait un détachement réel. En fondant la religion de l’humanité, Lamennais s’était proposé d’inscrire sur la pierre angulaire le nom de la Rome éternelle. Rome s’y refusait. Eh bien ! il ne l’y inscrirait pas. Libre à elle de se retirer du mouvement qui soulevait les peuples et les appelait à de fraternels embrassemens ; mais libre à lui de se vouer sans elle à une œuvre qui lui semblait plus nécessaire et plus religieuse qu’aucune autre. « Cessons, écrivait-il à Montalembert, de nous occuper des affaires propres à la religion ; je suis convaincu que toute action catholique, c’est-à-dire qui suppose l’action du clergé, est impossible. Parlons désormais comme Français et amis de l’humanité. » Aussitôt Montalembert s’élève contre cette vue qui déplaçait la notion catholique, faisait la société du genre humain juge de l’Eglise et suppléante de l’Eglise et posait la nécessité du bonheur universel comme premier dogme. Alors commença entre son maître et lui une correspondance qu’il faudrait lire tout entière et où l’enfant, jusque-là docile, élève la voix en empruntant son autorité à l’Eglise qu’il défend. « Pourquoi, écrivait-il, descendre dans l’arène des passions du jour ? Certes vous n’avez pas à vous reprocher d’avoir été infidèle à la liberté du monde et de la patrie. Vous avez fait pour elle tout ce qu’un homme pouvait faire, vous lui avez rendu le témoignage le plus glorieux et le plus pénible. Je le soutiendrai toujours, votre plus belle gloire sera d’avoir parlé de la liberté du monde avec