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amertume nouvelle. Il avait perdu la dernière parente qui lui rappelât sa famille. Il écrivait : « La mort et l’amitié sont les deux mots de la vie, les deux seules certitudes que j’aie rencontrées ici-bas. » Il avait vingt-deux ans et ce n’était pas sur la certitude de la mort que sa nature passionnée pouvait fixer ses pensées : il les suspendait encore à l’amitié, à la vie des solitaires de la Chesnaie. Lacordaire et Lamennais tentaient dans cette retraite cachée un dernier et triste essai de vie et de pensée communes ; mais cette vie et cette pensée étaient vides d’action, et il n’y avait pas entre eux ce baume d’affection qui avait fait Montalembert si tendre et si patient, pendant la longue station à Rome, et sauvé Lamennais du danger des premiers emportemens. Lacordaire avait pris nettement position pour l’Église, et la réconciliation ne s’était faite que sur l’assentiment de Lamennais aux volontés de Rome, il s’en tenait à cette ancre enfoncée dans le port de salut, peu lui importaient les objections de l’esprit. Sa volonté forte primait tout. Il n’apportait dans la discussion ni longanimité, ni subtilité et, devant son parti pris que laissaient impassible les taquineries, les doutes, les compassions perfides des journaux catholiques, Lamennais se butait. Sa soumission, il ne la désavouait pas, mais déjà il l’interprétait ; elle était un fait nécessaire à l’équilibre de sa vie de prêtre, mais il n’admettait pas qu’elle lui retirât dans les entretiens intimes la liberté de rendre à Rome jugement pour jugement, de la poursuivre des sarcasmes de sa rancune et de continuer, sans l’Église, les grands rêves humanitaires auxquels elle refusait de participer.

La brisure se fit. Lacordaire ayant, avec une pénétration froide, mesuré la distance qui séparait les sentimens et les actes, convaincu que bientôt il n’y aurait plus de sincérité, se résolut à partir. Un soir, après dîner, seul, à pied, évitant les explications et les adieux, il quitta la Chesnaie, regardant une dernière fois Lamennais qu’il apercevait derrière les taillis entouré de jeunes disciples encore confians. Il portait en son cœur un secret que nul peut-être en France n’avait encore surpris.

Il se délivrait lui-même, mais il voulait aussi délivrer son ami. Alors commença cette lutte suprême où Montalembert, partagé entre les deux grandes affections de sa vie, également aimé de deux hommes qui ne s’aimaient plus et se disputaient