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au prix de sacrifices quelquefois très lourds, à nous seuls cette grande tâche pouvait incomber avec chance d’être accomplie. L’avantage que l’Allemagne y trouvera est si grand qu’elle devrait s’en contenter : nous y ajoutons néanmoins une cession de territoire dont elle apprécie la valeur. Quand on songe que ces résultats ne lui auront rien coûté, le monde entier reconnaîtra que nous aurons mis une grande bonne volonté à les lui assurer. Si elle a une opinion, et si cette opinion est exigeante, nous en avons une aussi, qui ne l’est guère moins : notre gouvernement aura de la peine à lui faire accepter qu’il ait tant cédé pour obtenir le droit ou la liberté de faire au Maroc de nouveaux et de plus grands sacrifices encore.

Les choses étant ainsi, on a quelque peine à comprendre que l’échec des négociations ait apparu comme possible, comme probable même, et que l’opinion s’en soit fortement émue dans les deux pays, mais incomparablement plus en Allemagne qu’en France. On y a cru, on y croit encore à un péril de guerre. Certes, si les négociations venaient à échouer, il y aurait une tension regrettable dans les rapports de Paris et de Berlin, et peut-être même davantage. Le gouvernement impérial se croirait obligé à faire quelque chose, et le gouvernement de la République n’y saurait rester indifférent ; il faudrait une grande habileté aux deux Cabinets pour échapper à des frictions ou même à des heurts d’où jailliraient des étincelles dangereuses ; mais, même alors, la guerre pourrait encore être évitée. Au surplus, nous n’en sommes pas encore là ; plusieurs étapes nous en séparent et, avant qu’elles soient traversées, on aurait le temps de se ressaisir de part et d’autre, si, comme nous en avons la confiance, de part et d’autre, on veut sincèrement la paix. L’idée de se battre pour le Congo, ou même pour le Maroc, alors que d’autres sujets de mésintelligence, infiniment plus graves, ne nous ont pas depuis quarante ans déterminés à le faire, se présente à l’esprit comme un paradoxe. Il est vrai que, lorsqu’une guerre éclate, sa vraie raison n’est généralement pas dans l’incident final qui la déclanche : on doit remonter plus haut et plus loin pour la trouver. Mais nous avons donné assez de preuves de nos dispositions pacifiques pour qu’un ne nous soupçonne pas aujourd’hui de mauvais desseins contre la paix du monde, et, si elle est troublée, ce ne sera certainement pas de notre chef.

D’où vient donc l’émotion si vive que l’Allemagne a éprouvée et dont elle n’est pas encore remise ? Elle ne vient pas de notre côté, mais du sien. Le gouvernement allemand a pris la mauvaise habitude