plus loin, à une source plus profonde : il est tout entier, selon moi, dans notre incapacité de prendre plaisir à des récits où nous avons l’impression que l’auteur lui-même ne s’est pas abandonné à nous librement, — à nous, comme aussi aux événemens et aux personnages évoqués par lui sous nos yeux.
L’aventure littéraire de Thackeray en France, je ne puis la mieux comparer qu’à celle d’un autre grand romancier, celui-là issu de notre race, mais également conduit à créer ses romans bien moins par un besoin passionné de son cœur que par l’active et féconde curiosité de son intelligence. Tout de même que l’auteur des Newcomes, celui de la Chartreuse de Parme a été, avant tout, un « cérébral, » un homme d’une ouverture et étendue d’esprit merveilleuse, dépassant les plus originaux des romanciers de son pays par l’intensité de vie individuelle qu’il a su prêter à maintes de ses figures : mais, avec cela, ayant toujours l’air de se borner à la leur « prêter, » comme s’il ne pouvait pas se résigner à nous laisser en tête à tête avec ces ingénieux et subtils reflets de sa propre pensée. N’est-ce point de cette qualité ou de ce défaut, de cette prépondérance chez lui des dons intellectuels sur le simple élan spontané de l’invention créatrice, que notre cher Stendhal a toujours porté la peine, de génération en génération, échouant irrémédiablement à nous procurer, malgré toute sa science et tout son génie, l’illusion bienfaisante d’une pleine réalité « romanesque » telle que nous la trouvons dans les récits, souvent moins « vrais, » d’un Balzac ou d’un Alphonse Daudet, — moins vrais, et qu’une critique réfléchie aurait même le droit d’estimer moins « vivans ? » Que manque-t-il aux personnages de Mme de Rénal et de Mlle de la Môle, de Fabrice del Dongo et de ses maîtresses, pour se graver à jamais dans nos cœurs avec une réalité et un relief incomparables, charmantes ou tragiques figures dont il nous semble que le fond le plus secret de leurs âmes se trouve immortellement mis à nu devant nous ? Il leur manque seulement de pouvoir s’échapper de la forte main de Stendhal, que nous apercevons à chaque instant derrière elles ; et cela seul suffit pour nous empêcher d’accueillir de plain-pied, dans notre souvenir, ces diverses figures où nous devinons trop des « êtres de raison, » de belles ombres que la fantaisie d’un artiste de génie s’amuse à projeter sur le papier comme sur la toile blanche d’un cinématographe.
Cette répugnance naturelle et invincible de notre esprit français à se satisfaire de récits que l’auteur lui-même ne nous donne pas pour absolument authentiques, — quelque puissance d’invention, d’analyse,