prolongent jusqu’au moment où la passion s’apaise, et où Giacomo se sent assez martre de lui pour avouer à Carlo son premier amour. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il se regardait anxieusement dans le miroir, pour voir s’il y avait tout de même en lui quelque chose qui pût plaire. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’en allant conduire au couvent la fille de Gertrude Cassi, dans un couloir, il essaya de se casser la tête contre le mur. L’expérience était faite ; il savait que son corps contrefait le rendait incapable à jamais d’inspirer l’amour.
Aussi les enfances de Leopardi sont-elles terminées ; l’homme est apparu avec tous ses traits ; les productions de son génie vont voir le jour. La canzone All’ Italia, en effet, est toute proche ; en 1819, d’après son propre témoignage, il commence à transformer son expérience personnelle en théorie du monde.
C’est ici. De l’endroit favori où le poète allait s’asseoir, sur l’escarpement de la colline, vers le couchant, on découvre un paysage admirable. Toutes les pentes qui descendent à la plaine, toute la plaine, forment un immense jardin richement cultivé. Les blés, les vignes, les oliviers, les mûriers, alternent en longues bandes diversement colorées, que viennent couper les filets blancs des routes. Point de ces arbres noirs qui endeuillent les campagnes, cyprès ou pins : beaucoup d’arbres fruitiers, au contraire, à la floraison rose ou blanche. Les maisons des paysans ne se groupent pas, craintives, autour des clochers : elles s’essaiment en liberté, chacune au milieu de ses champs. Tout est joie, sous la lumière très pure ; tout est mouvement et vie. Passent les grands bœufs blancs, qui remontent indolemment vers la cité ; passent les petits chevaux fougueux, traînant à bride abattue des carrioles semblables à des jouets d’enfans ; passent les femmes revenant des fontaines, la cruche d’eau droite sur la tête ; passent deux par deux, en promenade, de minuscules abbés qui n’ont pas douze ans. Au loin, assez loin pour que l’isolement altier de Recanati n’en soit pas diminué, surgissent d’autres collines, aux ondulations douces et légères ; puis une ligne de montagnes noires, qui se détachent en vigueur ; et derrière elles, la neige éclatante des hautes cimes des Apennins.