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dans son ensemble, — qu’il lui a demandé « le secret d’assujettir le vers à l’idée. » Voilà certes un beau témoignage de reconnaissance : nous ne savons pourtant s’il n’est pas encore insuffisant, et si Sully Prudhomme ne doit pas à Lucrèce quelque chose de plus que ce qu’il déclare ici. Les qualités de style et de facture ne sont pas les seules qu’il ait acquises au contact du poète-philosophe latin : en le traduisant, il a appris à écrire, mais en le lisant il a appris à penser, ou tout au moins sa pensée a pris ainsi une direction où elle ne se serait sans doute pas engagée sans Lucrèce.

S’il n’avait pas connu le De rerum natura, on peut douter qu’il eût osé aborder la véritable poésie philosophique ; — entendons par là, non pas ces vagues méditations de métaphysique nuageuse, où la plupart des romantiques s’élançaient à corps perdu, mais ces dissertations méthodiques et rigoureuses, où les problèmes sont nettement posés et logiquement débattus, et où la pensée s’appuie sur les plus sûres données de la science et de la psychologie. Parler en vers de l’habitude ou de la mémoire, de la chimie, de la télégraphie sous-marine, du kantisme ou du darwinisme, c’était une entreprise qui, vers 1870, pouvait paraître singulièrement hardie : avec sa docilité un peu effacée, — et aussi avec ses troubles sentimentaux, — Sully Prudhomme n’aurait sans doute pas risqué cette tentative, s’il n’avait eu un exemple glorieux et cher pour se rassurer. Mais il avait Lucrèce. Lucrèce lui attestait qu’on peut faire de beaux vers sur les sujets les plus abstraits et les plus techniques, à la condition de s’y intéresser de toute son âme. Lucrèce lui attestait que la poésie, loin de perdre à suivre la science, ne peut qu’y gagner, attendu que la vérité est plus belle que n’importe quelle fiction : ne sont-ils pas intimement lucrétiens, ces vers admirables qui terminent le Lever du soleil ?


Le ciel a fait l’aveu de son mensonge ancien,
Et depuis qu’on a mis ses piliers à l’épreuve,
Il apparaît plus stable affranchi de soutien,
Et l’univers entier vêt une beauté neuve.


Que dis-je ? être précis et savant, consacrer son talent à la vérité, — et, par là même, à l’utilité des autres hommes, — prouver, au lieu de rêver, ce n’est pas seulement un droit pour le poète, c’est un devoir, le devoir le plus impérieux : voilà