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du temps d’une vieille dame qu’on présenta un jour au chirurgien Trélat, venu en Gascogne chez des amis. « Voici, docteur, une vieille dame qui a quatre-vingt-dix ans et qui, pour avoir nourri neuf enfans, ne se porte pas plus mal. » — « Oui, monsieur le docteur, reprit la petite vieille en esquissant une révérence d’autrefois, neuf enfans et neuf bâtards. » Trélat, qui avait pourtant la repartie facile, resta bouche bée. On s’expliqua. La vieille dame avait nourri ses neuf enfans, et comme, chaque fois, pour achever son lait, elle allait à l’hôpital chercher un enfant trouvé, elle avait aussi nourri neuf bâtards. C’était l’usage dans quelques familles nobles et bourgeoises. Au lieu qu’ailleurs le pauvre et le riche deviennent frères par le lait de la femme pauvre, ils le devenaient ici par celui de la femme riche. Les enfans abandonnés étaient sans doute alors moins bien traités qu’aujourd’hui où, à côté de l’Assistance publique riche et puissante, les femmes du monde organisent des pouponnières qui distribuent des layettes, du lait, des conseils de puériculture. Tout cela est bien, très efficace, ne saurait trop être encouragé. Mais il passait sur la petite ville quelques brises salubres et fortifiantes du temps de la vieille dame aux neuf bâtards.

Je crains bien que dans nos campagnes un autre petit foyer de rayonnement moral ne soit en train de s’éteindre, et, pour si pénible qu’elle soit, il faut pousser l’analyse jusqu’au bout. Il n’y a pas longtemps, avant la loi sur l’assistance médicale gratuite, beaucoup de villages n’ayant pas de bureau de bienfaisance, les pauvres, comme on disait vulgairement, y étaient soignés pour rien. Ils étaient moins bien secourus en médicamens, moins facilement hospitalisés qu’aujourd’hui, mais ils recevaient des médecins des soins tout aussi dévoués. Par les chemins boueux ou glacés, par les nuits noires de pluie et de tempête, on allait aussi allègrement chez le pauvre que chez le riche, chacun soutenu par son idéal professionnel, plus religieux chez les uns, plus philosophique chez les autres, très haut pour tous ; et quand, au sortir d’une nuit passée auprès d’une indigente en couches, on quittait la petite place du village sous la capote déformée de la vieille voiture, salué bas par les gens qui partaient au travail, on laissait derrière soi quelque chose de plus que le soulagement de la douleur physique. Maintenant nous sommes payés, — mal payés d’ailleurs, car les différentes formes de la solidarité sociale pèsent sur nos épaules d’un poids