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patrie détestée de Duccio et des Lorenzetti. Imperturbablement il enlève aux maîtres siennois, pour en faire don à quelque Florentin, le mérite de tel ou tel chef-d’œuvre qu’il sait issu de leurs mains, — procédant à cette spoliation avec le même sans-gêne que, tout à l’heure, nous a révélé sa pompeuse biographie du peintre apocryphe Lazare Vasari. Aussi bien ai-je eu déjà plus d’une fois à signaler ici quelques-uns des traits les plus surprenans de sa désinvolture d’adversaire victorieux à l’égard des Siennois ; et peut-être n’a-t-on pas oublié, notamment, de quelle façon il a trouvé tout simple et tout légitime de transporter de Sienne à Florence, — où il l’a gratuitement dévolue à son légendaire Cimabue, — l’histoire de l’hommage populaire rendu jadis à la sublime Maesta de Duccio par la foule unanime de ses concitoyens[1]. Toutes les pages de son livre où il daigne mentionner des artistes siennois abondent en menus procédés analogues, et dont la mise au jour nous offrirait un tableau infiniment amusant de naïve et impudente supercherie historique.

Mais s’il est trop certain que souvent notre biographe s’est laissé diriger, dans son exposé des progrès de l’art italien, par telle ou telle passion personnelle, combien plus souvent encore ses fables lui ont été dictées par son exubérante fantaisie de poète, incapable de prendre plaisir à une réalité qui ne lui apparût pas toute imprégnée et ornée d’éclatante couleur romanesque ! Rien de plus curieux, à ce point de vue, que les solennels préambules qu’il se croyait tenu de placer en tête de chacun des chapitres de son livre. Presque toujours écrits d’un style confus et embarrassé, ces exordes de ses Vies nous livrent, pour ainsi dire, le plus intime secret de sa nature d’homme de lettres. Nous y découvrons une trace plus ou moins nette, — et parfois tout à fait indéchiffrable, lorsque l’amphigouri est par trop malhabile, — de l’incessant besoin qu’avait ce conteur de prêter à ses figures une vie, une originalité, une signification particulières. Tel peintre, c’était pour lui un paresseux, tel autre un avare, ou bien encore un imitateur trop servile ou un « excentrique » trop dédaigneux des chemins battus. De gré ou de force, il fallait absolument que chacun des artistes étudiés se transformât, devant les yeux ingénus de son biographe, en une sorte de « type » ou de personnage de roman, un peu à la façon des inoubliables héros d’un Balzac. Et c’est ce même instinct d’évocation vivante qui se montre à nous, ensuite, sous une forme plus simple à la fois et plus séduisante, jusque dans les moindres détails des récits de Vasari.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1903, notre étude sur l’âme siennoise.