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rougir précieuses ou jansénistes du grand siècle. N’exagérons rien toutefois. Au foyer, l’esprit se montre plus hardi, parce que c’est là un salon composé d’hommes du monde qui viennent pour la galanterie et la conversation, d’auteurs auxquels on ne demande guère que du talent, de comédiens qui ne sont pas nés sur les genoux des duchesses, d’actrices qui connaissent l’amour, l’amour-péché ou l’amour-devoir : elles en parlent sans cesse sur la scène, on leur en parle sans cesse pour le bon, et surtout pour le mauvais motif ; au fond, elles n’ont besoin que d’être jolies pour paraître séduisantes et même spirituelles. Un correctif des audaces de langage dans les foyers, c’est que ce ne sont pas des écoles normales de puritanisme, et que la pudeur des paroles est, d’ordinaire, en raison inverse de celle des actes. D’autre part, les salons mondains ont leurs enfans terribles, leurs enfans gâtés auxquels on passe de singulières excentricités : il y a là, dès le XVIe siècle, deux courans, deux types, avec une zone frontière où l’on se rejoint par instans : les salons sévères, les salons au contraire où l’on admet certaines infractions aux règles d’une étiquette raffinée. Au XVIe siècle, au XVIIe siècle, Brantôme, Saint-Simon, la Palatine, Mmes Deshouïières, de Sévigné, etc., signalent mille délits contre la courtoisie et la décence du langage, tant à la Cour que chez les plus grandes dames. Tallemant des Réaux, parlant de la marquise de Rambouillet qu’il admire profondément, ne lui adresse qu’une critique : de ne pas souffrir qu’on emploie devant elle le mot dont se sert Molière pour qualifier les maris trompés : « Cela va dans l’excès, » dit-il. Au XVIIIe siècle, on entend des conversations à faire tonner, et, au XIXe, les progrès de l’américanisme, l’abus de l’argot, la diminution de l’idée de respect, la fausse démocratie, le laisser aller universel, ont eu des conséquences que les pessimistes déplorent amèrement. Il n’existe donc pas un abîme entre les foyers d’artistes et les salons mondains, seulement quelques nuances qui, je l’espère, ne s’effaceront pas.


VICTOR DU BLED.