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nommer un petit animal, qui n’existait que dans son imagination, Méry seul ne s’étonne pas, et aussitôt, avec force citations de Pline, Buffon, Cuvier, il conte les mœurs, la physiologie, l’histoire du susdit. C’était un prodigieux cours d’histoire naturelle, que les convives écoutaient bouche bée. Quand on se leva de table, Balzac dit tout bas à Méry : « Ah çà ! il existe donc ? — Pourquoi pas ? sourit Méry : Rastignac et de Marsay existent bien. » Un soir Méry rencontre dans les coulisses un pauvre diable d’acteur naïf qui s’enivrait de poésie classique en déclamant le trop fameux récit de Théramène. « Tiens ! vous dites encore le récit de Théramène de cette façon-là ? — Mais, monsieur, est-ce qu’il y a une autre façon de le dire ? — Quoi ! mon cher enfant, l’ignorez-vous ? Au fond Racine détestait Louis XIV, et il ne négligeait jamais l’occasion de dire au Roi-Soleil de dures vérités, témoin ces vers de Britannicus où il lui reproche ses goûts de cabotin et de cocher ; car c’est évidemment à lui qu’il pensait lorsqu’il accusait Néron d’aimer à se donner lui-même en spectacle aux Romains. Aussi le récit de Théramène, tel qu’il l’avait écrit, était une amère satire du règne : pour n’être pas emprisonné ou chassé, il fallait détourner les chiens. Que fit Racine ? Il retourna sa tirade comme un gant, la commençant par le dernier mot et la finissant par le premier : de la sorte Louis XIV et ses courtisans n’y virent que du feu. Mais nous, pour la retrouver dans son intégrité, nous devons exécuter le travail contraire, et c’est à quoi les bons comédiens ne manquent pas, maintenant que nous avons secoué le joug de la tyrannie. — Quoi ! Se peut-il ? — Jugez-en vous-même ! » Et Méry se met à déclamer, en le retournant de la queue à la tête, le récit de Théramène qui, écorché par lui de la sorte, semblait avoir un sens, tant le poète savait communiquer même aux choses absurdes la flamme intense qu’il portait en lui. L’acteur remercie, suit le conseil, et huit jours après, il allait déclamer le récit à l’envers sur la scène, lorsque Méry intervint : « Mon cher enfant, c’est parfait ainsi, mais le moment n’est pas venu, et cette fois encore il faut dire le récit comme à l’ordinaire, à la vieille mode. — Pourquoi cela ? — Voilà. À la veille des élections, le gouvernement craint des émeutes, et il a eu vent d’une conspiration organisée dans l’ombre. Certes, le récit que vous vouliez dire est le bon,… mais il faut tenir compte des circonstances, et, en vous obstinant à rétablir le vrai texte,