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perçait les âmes comme avec des vrilles, tandis que, lancé dans l’air étonné, son grand bras simiesque menaçait le vide, décrochait les étoiles et ameutait les dieux, et que son doigt tendu comptait l’un après l’autre des objets absens, en les désignant chacun d’un claquement de langue. Le Gnouf ! gnouf ! gnouf ! de Grassot, interjection dénuée de sens, et à laquelle on ne trouverait point d’analogue, si ce n’est dans les idiomes antiques, a été aussi célèbre que le : « Soldats, je suis content de vous ! » de Napoléon. » Au foyer, dans les salons, le rire prenait des proportions épiques, quand il déclamait le récit de Théramène, « en y intercalant, sans détruire le mouvement du morceau et le rythme du vers, un tas de réflexions en prose, ébouriffantes et cocasses, qui ressemblaient alors à de tranquilles passans emportés malgré eux dans la furie d’une danse héroïque. Il accompagnait les hémistiches de parenthèses comme : Je ne lui fais pas dire ! ou bien : qu’on le remarque ! ou bien, quand le poète nous montre Hippolyte devenu un corps défiguré : Ah ! Mes enfans, quelle gadoue !… Aussi fantasque à la ville qu’au théâtre, le divin farceur charma si bien ses contemporains que, pendant plusieurs années, ce fut une mode universelle de singer sa voix, ses tics, ses gestes, et que la vie se passait à imiter Grassot. On vit des philosophes, des hommes politiques sérieux, les savans, des attachés d’ambassade, se livrer à ce passe-temps qui faisait fureur, et les artistes eux-mêmes ne le dédaignèrent pas, ni les chanteurs et comédiens… »

On demandait à Grassot ce qu’il pensait d’un nouvel acteur qui contrefaisait, assez tristement, le geste, la grimace et l’intonation de Sainville : « Il me fait l’effet du bout de l’an de Sainville, » répondit Grassot.


Le Vaudeville eut maint domicile ; d’abord rue de Chartres, puis boulevard Bonne-Nouvelle, ensuite place de la Bourse, enfin a l’angle de la Chaussée-d’Antin. Avant l’incendie de 1838, le théâtre et le foyer florissaient, avec des pièces amusantes, un directeur habile, Étienne Arago, des acteurs tels que Lafont, Brindeau, Lepeintre aîné, Lepeintre jeune, la ganache des ganaches, Arnal, « ce titan du ridicule et de la jovialité, » qui débuta sous Louis XVIII, finit sous Napoléon III, fit éclore le rire inextinguible des dieux homériques sur les lèvres de trois générations de spectateurs, et finit par mourir dans la