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délicate encore, dans cette touchante histoire qui mériterait d’être racontée longuement. Un prêtre, qui a commis de graves imprudences, est dénoncé ; il va être livré à Dartigoeyte, le délégué de la Convention, qui vient de dresser la guillotine à Auch. On lui offre le salut, s’il prouve son civisme en épousant une jeune fille de la commune. Toutes reculent avec horreur. Cependant le temps presse. La plus riche, la plus pieuse, et non la moins jolie se dévoue. Le soir du mariage, le prêtre s’enfuyait et passait en Espagne d’où il ne revint jamais. Quand Mlle Louise V… mourut en 1832, après une vie édifiante, on sut par une confidence et quelques lettres la beauté de son sacrifice et le secret de sa vie. Elle s’était véritablement sacrifiée pour sauver un malheureux, car elle en aimait un autre auquel plus tard elle ne voulut jamais s’unir ; comme elle s’était mariée en acceptant toutes les conséquences de son acte, sans l’arrière-pensée d’une délivrance immédiate, elle estima que l’odieux et sacrilège mariage méritait bien l’expiation de deux vies, l’une dans le fond de quelque couvent espagnol, l’autre dans le service des malades et des pauvres. Véritablement, ici comme ailleurs, la religion était souveraine de la vie morale ; elle soutenait les âmes, et, quand il le fallait, elle les mettait et les poussait sur le chemin où les plus humbles faisaient du beau et de l’héroïque, sans s’en douter, comme M. Jourdain faisait de la prose.

On devait penser, et on a pensé en effet, que le déficit moral laissé par la diminution du sentiment religieux trouverait une compensation dans la vertu éducatrice des lois sociales nouvelles qui s’inspirent des idées de justice, de fraternité, de bonté, de charité, d’altruisme, de solidarité. Tous ces termes expriment des choses différentes, et on sera peut-être étonné de trouver l’un d’eux au milieu des autres. Mais l’idée de solidarité, la dernière venue, l’inspiratrice officielle des lois sociales, n’est pas née tout d’un coup, comme la sagesse de Minerve sortit du cerveau de Jupiter ; elle s’est formée peu à peu, par des apports successifs d’origine variée et même lointaine, et elle offre ainsi des aspects divers qui doivent beaucoup augmenter sa prise sur les âmes, diverses aussi par la qualité, la culture, le milieu et bien d’autres influences. Et cette idée, grande et belle, dont on a essayé de faire le fondement même de la morale, ne reste plus théorique et abstraite, planant haut au-dessus des hommes, elle est descendue jusqu’à eux, vivante et saisissable dans ses