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enfant, faites-moi le plaisir d’aimer quelqu’un, et nous reprendrons après cette scène-là… »

Ludovic Halévy rapporte qu’un soir, au foyer de la danse, un jeune peintre se vantait de ne connaître pas de femme impossible. « Je n’en connais pas ! — Vraiment ? sourit Auber, — Tenez, il y a huit jours, j’aperçois, dans une baignoire des Variétés, une femme délicieuse, et du monde, du meilleur monde. Je ne lui avais jamais adressé la parole. Je passe toute la soirée à la regarder d’une certaine manière… Ah ! évidemment d’une certaine manière… tout est là. Il faut savoir regarder les femmes !… Le lendemain… entendez-vous bien… le lendemain, elle montait mon escalier, émue, voilée, tremblante… — Etait-ce bien la même ? » interrogea doucement Auber. Il fallait aussi l’entendre conter ses querelles avec sa vieille gouvernante ; elle se plaignait de travaillera quatre-vingts ans, « Quatre-vingts ans, riposta Auber, la belle affaire ! Moi, j’ai quatre-vingt-cinq ans, et cependant, vous le voyez, je travaille. — Ah ! monsieur, quelle différence ! Vous travaillez assis, vous ! » Une autre fois, elle l’ennuyait si fort de ses jérémiades et de sa présence, qu’il finit par la menacer : « Taisez-vous,… ne m’ennuyez pas… Vous ne savez pas ce qui arrivera. — Qu’est-ce qui arrivera ? — Je ferai un coup de tête. — Quel coup de tête ? — Je m’engagerai ! » Auber, vis-à-vis de sa gouvernante, c’est Silvestre Bonnard, le vieux savant, dans un chef-d’œuvre d’Anatole France.

Il revenait volontiers sur le passé : « Ah ! le Directoire, soupirait-il, les fêtes du Directoire !… On sortait de ce cauchemar de la Terreur. C’était comme une rage de plaisir et de gaieté… Je me résignerais bien à une seconde Terreur, si je pouvais avoir encore dix-huit ans sous un second Directoire… Mais voilà la difficulté… Je reverrai peut-être la Terreur… Je ne reverrai pas mes dix-huit ans ! » Il revit une seconde Terreur, il mourut à Paris, pendant cette seconde Terreur, en mai 1871, âgé de quatre-vingt-neuf ans ; on l’enterra le 15 juillet 1871.

Si les mémoires des contemporains et les témoignages oraux ne mentionnent pas souvent les conversations d’Hector Berlioz derrière la scène de l’Opéra, on ne laissait pas de parler beaucoup de lui, au foyer, un peu partout. Ce novateur hardi, capable d’inventer son art, Victor Hugo et Delacroix musical, notre Wagner français et en tout cas notre musicien le plus