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Hé ! c’est bien déjà quelque chose d’être une bonne bassinoire ! »

L’entrée d’Auber, du petit père Auber, au foyer, produisait toujours un contentement général, non seulement parmi les causeurs, mais parmi les cantatrices et ballerines qui révéraient en lui le directeur du Conservatoire, le musicien influent, capable de leur confier un rôle, ou de les mener souper en cabinet particulier, ce qui lui arrivait souvent ; l’une d’elles l’en pria, non pour l’amour, mais pour la gloire. Il avait tant d’esprit, ce disciple de Montaigne et de Brillat-Savarin, qui fait songer aussi à Saint-Evremond et à Fontenelle, il possédait si bien le talent du bonheur, l’art de s’adapter aux goûts du public, de produire sans effort, presque en se cachant de travailler, il parfumait si adroitement de grâce son égoïsme épicurien, que partout sa venue semblait un rayon de joie et d’espérance. Les femmes lui savaient gré de sa galanterie universelle, ses élèves du Conservatoire raffolaient de lui, et les vrais Parisiens l’aimaient encore d’aimer si fort ce Paris qu’il ne quitta jamais, même pendant la guerre de 1870 et la Commune, le Paris qui va du boulevard des Italiens à la Porte Sainte-Martin ; il abandonnait le reste du monde à l’indiscrète curiosité des géographes. On lui faisait donc grande fête au foyer de la danse, on l’entourait, on provoquait ses mots, et on ne le quittait jamais sans avoir entendu deux ou trois traits qui faisaient sourire, quelquefois réfléchir. Il y aurait de quoi composer un gros ana avec tous ceux qui s’échappèrent des lèvres de l’auteur de la Muette de Portici et du Domino noir.

Ayant, un peu à contre-cœur, accepté d’entendre une jeune pianiste, et s’étant endormi pendant la cruelle audition, il dit en s’éveillant : « C’est très bien, mademoiselle ; mais vous avez joué la première partie avec beaucoup plus de brio et de force que la seconde. » Et comme le père de la tapageuse faisait mine de protester : « Mon Dieu, cela s’explique, reprit Auber, conciliant ; elle était bien plus jeune pendant la première partie. » Une Madame Cardinal lui demande quelles sont les formalités à remplir pour entrer au Conservatoire. « Etre jolie, d’abord, » répond-il. Une débutante jouait mollement dans une scène d’amour. « Mais enfin, mademoiselle, interroge Auber visiblement énervé, vous n’avez donc jamais aimé personne ? — Jamais, monsieur, soupire en rougissant l’infante. — Eh bien ! mon