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à la vérité qu’un ballon d’essai, mais qu’il renfermait un gaz qui ne demandait qu’à se développer. » Là-dessus Bouilly adresse au néophyte ce discours digne du ballon d’essai : « N’oubliez jamais que le moyen le plus sûr de vous faire un nom, c’est de vous livrer avant tout à la vérité du chant. Laissez vos rivaux, sacrifiant au goût du jour, mettre la statue dans l’orchestre ; placez-la toujours hors de l’orchestre, c’est-à-dire dans la bouche de vos acteurs ! »

Un fidèle ami d’Auber, Charles Bocher, parle de lui en ces termes : « Quoique très aimable, Auber ne faisait pas de frais pour tout le monde. Avant tout, il n’aimait pas se gêner. Augmenter ses relations aurait compliqué sa vie, qu’il sut arranger au mieux de son bonheur. Il menait grand train. À certains de ses fins dîners de la rue Saint-Georges, je me suis trouvé avec Mlles Dameron, Hamakers et Poinsot de l’Opéra, et aussi avec des sociétaires de la Comédie-Française. Chez lui tout était minutieusement réglé : témoin l’emploi d’une de ses journées que je connaissais par cœur. Promenade à cheval, séance au Conservatoire, dîner à six heures exactement (l’été un tour au Bois), puis l’Opéra ou les Italiens (très souvent avec ses amis Mocquard et Aguado). Notre intimité était devenue telle, que, tombé malade pendant la Commune, il ne voulut que moi pour le soigner ; je l’ai assisté jusqu’à la fin. » Un égoïste sans manies, cela ne se conçoit guère ; en effet, Auber, qui goûtait fort la société des femmes, souffrait de rester découvert devant elles ; nulle part, pas même chez lui, il ne se sentait aussi à son aise qu’à la synagogue ; il composait, il prenait ses repas avec son chapeau, et, pour pouvoir le garder, se mettait toujours au théâtre dans une loge. Autre habitude ; allant à l’Opéra ou à l’Opéra-Comique presque tous les soirs, il y dormait régulièrement une heure ou deux. « Mes artistes, disait-il, je ne les dorlote pas, et je ne les mets pas dans du coton comme Meyerbeer, qui, du reste, est absolument logique et a, lui, mille fois raison de faire ce qu’il fait. Des Nourrit, des Levasseur, des Viardot Garcia et des Roger, on n’en trouve pas au coin des rues ; mais moi, qu’on m’amène le premier gamin venu, pourvu d’une intelligence honnête et d’une voix idem, je me fais fort de le mettre à même, en six mois, de chanter le rôle le plus difficile que j’aie jamais écrit, sauf toutefois celui de Masaniello. Mes opéras sont comme une sorte de bassinoire pour les grands musiciens…