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horreurs ! D’où viennent ces femmes ? Qu’on en ait d’autres ! » Dès le lendemain le ministre de la police commençait une rafle : parmi les sujets confiés à son autorité, on choisit les plus grandes, autant que possible les plus belles, entre dix-huit et vingt-cinq ans, de vrais grenadiers. Il y eut d’abord des sourires et même des rires, puis on s’y fit, et les mauvaises langues rapportent que ces figurantes, recrutées par cette conscription originale, firent les délices des alliés en 1814, que beaucoup devinrent des grandes dames étrangères, des mères de famille respectées.

Ce demi-sommeil du foyer de l’Opéra se prolongeait encore sous la Restauration, grâce à la pudeur naïve de Sosthènes de La Rochefoucauld, surintendant des théâtres royaux, qui avait établi deux escaliers, un pour les hommes, l’autre pour les femmes, et allongé d’un tiers les jupes du corps de ballet. « Voulez-vous me plaire, disait-il à ces dames ? Des pantalons larges et des mœurs. » Naturellement, brocards, épigrammes n’étaient pas épargnés à ce vertueux autocrate, qui d’ailleurs eut le mérite de comprendre Rossini, de le lier avec la France par un traité en règle, et de donner à l’Opéra des chanteurs tels que Nourrit, Levasseur et Mme Damoreau. On consommait sans doute moins d’esprit, mais le diable n’y perdait rien, et les folies commises pour la belle Clotilde Mafleuroy sont encore citées par les habitués aux ballerines qui retiennent plus volontiers l’histoire de leurs illustres aïeules que les préceptes de la morale pure. Quelle gloire et quelle leçon ! Le prince Pignatelli, comte d’Egmont, servait à Clotilde une pension de 1 200 000 francs, l’amiral Mazaredo 400 000 : à côté de ces deux protecteurs actifs, un modeste amoureux platonique payait 100 000 livres par an le privilège de s’asseoir près d’elle pendant son dîner. Je ne parle pas de Boieldieu, qu’elle épousa en 1802, mariage dont la lune de miel ne tarda pas à se métamorphoser en lune de fiel, ni des passades avec ces brillans officiers qui se battaient pour elle sous les réverbères. Luxe sardanapalesque, tableaux et statues de prix, générosité sans bornes, beauté classique, harmonie de sa danse, art d’inspirer et de respirer la volupté, ondulations indéfinissables qui semblaient la faire frémir comme à l’appel d’un dieu inconnu, tout lui compose une physionomie particulière, la désigne aux adorations, aux surenchères d’amour, de banknotes, et aux traits de l’envie.