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douloureuse en constatant qu’il y avait autant d’encoches que de ménages. Fort soucieux, la mine basse et se frottant le front, ils coururent chez l’évêque. Celui-ci fort heureusement était un homme d’esprit. « Mes chers amis, leur dit-il, votre bon curé avant de mourir m’avait confié le secret de sa comptabilité ; il avait commencé par inscrire les coupables, mais il y en avait si peu qu’il prit le parti d’inscrire à la suite celles qui ne l’étaient pas, et voilà comment elles y sont toutes. »

La baguette aujourd’hui ne resterait pas sans encoches, et le médecin, qui par métier sait bien des choses, est d’avis qu’elles pourraient être larges et profondes. La précocité de la débauche, les facilités qu’elle trouve, le caractère presque toujours vénal de l’adultère, le progrès des maladies vénériennes, la fréquence de l’avortement criminel sont des signes révélateurs. L’immoralité est moins gaie qu’autrefois, plus lourde, plus détériorante et, si l’on veut, plus immorale.

Est-ce parce que les parens sont moins respectables que les enfans ne les respectent plus ? Ce respect s’en est allé. Le village est toujours à mi-côte, et au-dessous les prairies descendent jusqu’au ruisseau dont la ligne pâle et délicate des peupliers dessine le cours. Chaque soir, les enfans y poussent les bestiaux et puis se réunissent à l’entrée sous un vieux chêne. Ils y jouent les mêmes jeux qu’autrefois, car la résistance de la tradition dans ces petites choses est extrême. Hier c’était le jeu du repas des chiens, un jeu qui était familier à mes petits compagnons d’école. On plaçait côte à côte, assis sur leur derrière, la vieille Bergère et son fils Médor ; Bergère pacifique, la tête coiffée de longs poils qui retombent sur ses bons yeux, Médor efflanqué, plus agité, l’air espiègle. Devant chaque chien un morceau de pain était servi. À force de patience, de corrections, de menaces, de caresses, on obtenait que Médor ne prît son morceau qu’après que sa mère avait avalé le sien. C’était tout le jeu et il n’a pas changé, sauf qu’à présent Médor se sert le premier et la pauvre Bergère doit attendre. Nous n’aurions jamais eu l’idée d’une pareille éducation.

Je m’étonne moins si, à la métairie voisine, un homme âgé, malade du cœur, est là, sous l’auvent, abandonné sans égards et sans soins. Il méritait mieux. Je le vois encore petit garçonnet, sous ce même auvent, faire de longues factions auprès d’un grand-père paralytique qu’on lui confiait quand la famille allait