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commune humanité. Au surplus, le sens de l’égalité, c’est chez nous le filon qui ne s’est jamais tout à fait perdu, c’est la vieille veine française. Mais je répète qu’ici il y a quelque chose de plus, et quelque chose qui se rapporte exactement à la hiérarchie des conditions ou des professions. Quelque chose de plus encore, et qui annonce « la réhabilitation des arts mécaniques. » Entre eux et les arts proprement dits, les beaux-arts, les lettres, les sciences, la distance, suivant Pascal, n’est point telle qu’on se complaisait trop à le croire : « Pour vous parler franchement de la géométrie, écrit-il à Fermât le 10 août 1660, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit ; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan. » Certes, il se peut que Pascal, dans son tourment d’humilité, ait en vue d’abaisser la géométrie plutôt que de relever les métiers. Mais il les relève par là même qu’il en proclame l’utilité, et que c’est l’utile qu’il prend pour règle et pour mesure : « L’homme est plein de besoins : il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. C’est un bon mathématicien, dira-t-on. Mais je n’ai que faire de mathématiques : il me prendrait pour une proposition. C’est un bon guerrier ; il me prendrait pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement[1]. »

Or, ces choses que dit Pascal, s’il est tout seul à les dire de ce ton et avec cet accent, La Bruyère, vers le même temps ou un peu plus tard, les dira, lui aussi, à sa manière, avec moins d’originalité, moins d’âpreté, moins de vigueur, et avec plus de recherche. En lui aussi, dans sa chambre chez les princes, a soufflé comme un esprit révolutionnaire. Qu’on ne nous récite pas une fois de plus le morceau dont trop de niais ont abusé : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, etc. » Mais on n’a que l’embarras du choix, aux divers chapitres Des Esprits forts, des Grands, de la Ville, du Mérite personnel, des Biens de fortune, entre des textes plus significatifs, ou qui du moins offrent plus d’intérêt pour nous. Lui aussi, La Bruyère, maudit et condamne les extrémités de la fortune et de l’infortune qui, au hasard, comblent ou accablent les hommes ; il condamne, tout en respectant l’ordre établi, les « grandeurs

  1. Vie de B. Pascal, écrite par Mme Périer, sa sœur. Classiques français, collection du Prince impérial (note), t, I, p. 26, et Pensées, art. VIII, pensée IV, I, 213.