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fond de sa thèse, car il s’attache à ce point avec obstination et le pose vraiment en thèse : le hasard fait la coutume, et la coutume, en devenant la loi, fait l’ordre. Mais pourquoi cet ordre, et non pas un autre ? Pourquoi cette loi, cette coutume, et non pas d’autres ? — Parce que ce hasard, et non pas un autre.

Il en est ou plutôt il devrait en être de quiconque parmi les hommes est dit et se dit grand comme de ce naufragé que des insulaires avaient fait roi, parce qu’il ressemblait à leur prince perdu. Mais lui, « comme il ne pouvoit oublier sa condition naturelle, il songeoit, en même temps qu’il recevoit ces respects, qu’il n’étoit pas ce roi que le peuple cherchoit, et que ce royaume ne lui appartenoit pas. » Il savait trop que « ce n’étoit que le hasard qui l’avoit mis en la place où il étoit. » — De même vous, qu’on appelle un grand, « ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître… Vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui ; et non seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards. » Le hasard, d’ailleurs, eût pu vous mettre au monde, et vous faire le fils d’un duc, sans que vous soyez davantage, par droit et par nature, le maître de ces richesses. « Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n’est pas véritable. Cet ordre n’est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avoit plu d’ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneroient à la république après leur mort, vous n’auriez aucun sujet de vous en plaindre. Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous auroit rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître avec la fantaisie des lois favorable à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens[1]. »

Le même hasard, la même fantaisie du législateur, a fait pour les rangs ce qu’il a fait pour la distribution et la

  1. Premier discours sur la condition des Grands.