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intervalle, un fossé ; d’un côté, jusqu’ici, les « honorables hommes ; » de l’autre, là-bas, la masse confuse des « viles personnes » qui viennent du fond des campagnes ou s’accumulent dans le bas-fond des villes : laboureurs, artisans et gens de métier, gens de bras ou mercenaires, tels que « crocheteurs, aydes à masson, chartiers et autres gens de journées, » et en queue, en serre-file, se traînant et suivant à peine, dans les marges de la société et presque en dehors, le pitoyable troupeau ou l’effroyable armée des « mendians. »

Tout cela est sûr, incontesté, incontestable, immué, immuable, et comme préétabli, préordonné. Loyseau n’a d’inquiétude que sur deux points : Les laboureurs sont-ils vraiment de « viles personnes ? » — « L’antiquité en a parfois jugé mieux, » et, en France même, « la vie rustique est la vacation ordinaire de la noblesse. » En revanche, ne fait-il pas une faveur aux praticiens de robe courte en les accolant à ceux de robe longue ? Sont-ils bien à leur place et ne vaudrait-il pas mieux intercaler, pour marquer la distance, les marchands et les laboureurs, qui passeraient ainsi des « viles personnes » aux « hommes honorables ? » Digne scrupule où nous le laisserons, pour rejoindre plus loin la procession sociale, qu’un autre jurisconsulte, non moins fameux et plus fameux encore, l’auteur des Loix civiles, Jean Domat, est en train de ranger à son tour.

Un siècle s’est écoulé, le grand siècle, qui vit Henri IV et Sully, qui a vu Richelieu, Mazarin et Colbert, qui voit Louis XIV. Nous sommes en 1694 ou en 1699[1]. Domat ne se contente plus de trois ordres, des trois ordres historiques, clergé, noblesse, tiers-état, « les aînés » et « le cadet » de la France ; il en compte bel et bien neuf : un ecclésiastique et huit laïques, qu’il appelle en propres termes : les « ordres des professions. » Et il ne se contente pas encore d’en compter neuf : dans l’ordre même, il discerne « des classes ; » dans la classe même, « des conditions et professions, » que relie, d’ailleurs, dans la classe ou dans l’ordre, un caractère commun.

Il nous en avertit : « Ces différens ordres sont autant d’espèces générales, qui comprennent toutes les conditions et professions, car il n’y en a aucune qui ne soit de quelqu’un de ces ordres. Mais ils ont tous cela de commun qu’il y a en

  1. Dates des deux premières éditions des Œuvres de Jean Domat.