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mémoire ; nous sommes bien « dans ce pays de liberté charmante, brave, honnête et hospitalière, sous ce beau soleil où l’ombre d’un homme, quoi qu’on dise, n’en a jamais gêné un autre, où l’on se fait un ami en demandant son chemin… » La porte de la cathédrale s’ouvre sous une sorte de portique, à côté de maisons particulières et de boutiques. L’église est petite d’ailleurs et sans intérêt ; mais elle renferme un chef-d’œuvre, l’un des meilleurs tableaux du plus illustre enfant de Conegliano, le bon peintre Cima. J’adore ces villes et ces monumens où l’on vient voir une seule œuvre, surtout quand celle-ci est encore à la place même pour laquelle elle fut conçue et exécutée ; il semble que, d’être unique et de vous avoir obligé de vous déranger, elle prenne un charme particulier qu’elle n’aurait pas dans un musée, perdue parmi tant d’autres. Le tableau est actuellement sur un autel provisoire, pendant qu’on répare le chœur qu’il n’avait pas quitté depuis le jour où Cima le peignit. Fort bien éclairé, surtout le matin, on peut en admirer la magnifique composition et le chaud coloris. Je ne connais pas de Vierge qui ait un visage plus pur et plus noble. Les six saints ou saintes sont également pleins de dignité et de grandeur ; peut-être pourrait-on leur reprocher de manquer un peu de souplesse et de vie. Deux petits anges musiciens, au pied du trône de la Vierge, sont délicieux d’attitude simple et de gravité ; leur chair est d’une jolie couleur ambrée. Chose assez rare chez Cima, qui d’habitude encadrait ses peintures de beaux paysages et notamment de vues de la colline de Conegliano, la scène est entièrement remplie par les personnages. Nulle grâce ne sourit dans cette œuvre où l’artiste semble avoir mis, pour l’église de son pays, tout le sérieux de son âme. La Madone entourée de saints de l’Académie de Venise reproduit, en somme, le même sujet avec un paysage en plus, mais, m’a-t-il semblé, avec moins d’émotion. Dans les deux toiles se retrouve cette symétrie un peu enfantine qui donne également tant de froideur aux œuvres du Pérugin ; l’équilibre résulte moins de la pondération des masses colorées que de la similitude des personnages de chaque côté du sujet principal.

Le tableau de Conegliano est de la fin du XVe siècle, de quelques années à peine plus ancien que les premiers chefs-d’œuvre de Giorgione et de Titien. Cima est resté l’élève de Vivarini. Certes, il subit l’influence de Giovanni Bellini ; mais il