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de maigres épis, il le marquait de quelques jalons et résolument l’attaquait avec la lourde bêche à deux pointes. Dans la tranchée ouverte, enfoncé jusqu’à mi-corps, les bras nus, ruisselant de sueur, il frappait à coups redoublés les durs conglomérats du sous-sol, et plus d’un survivant des grandes guerres, haletant et furieux contre la terre rebelle, accompagnait chaque coup d’un juron comme pour ces carrés ennemis, qui résistaient au canon et au fusil, et qu’il fallait crever à la baïonnette. La lutte avec la terre était un duel, un corps-à-corps farouche. L’homme s’y raidissait de toute la puissance de ses muscles et de son énergie : le bien-être, la machine et l’engrais sont venus peu à peu détendre le ressort.

Tout s’enchaîne dans l’évolution agricole. L’emploi large des engrais, surtout des engrais phosphatés, a beaucoup augmenté les récoltes en fourrages et donné du même coup une extension inattendue à l’élevage du bétail. Le petit paysan est passé de deux vaches à cinq ou six, et la métairie, qui en nourrissait péniblement une douzaine, est fière de son troupeau de trente têtes. On se console d’avoir moins de blé, ce blé qui coûte tant de sueur, en conduisant à la prairie les belles vaches suivies de leurs élèves. Pendant que vous les regardez paître, les bras croisés, l’oreille caressée par le bruit des mâchoires rasant et broyant l’herbe touffue, les bonnes bêtes mettent de la viande et de la graisse sur leurs os et en même temps de l’argent dans vos poches. C’est du bon argent, doux à gagner. Nous allons insensiblement vers la culture pastorale et nous y glisserons davantage si le prix des animaux reste élevé. Le régime pastoral, qui est celui de la simple récolte, comme l’appelle Demolins[1], a sur l’homme une influence connue : il permet le repos des bras, celui de l’esprit, la somnolence, le rêve. Le laboureur qui devient berger déchoit en énergie.

Le développement de l’élevage multiplie aussi les maquignons. Le paysan gascon a un goût très vif pour le maquignonnage parce qu’il y trouve l’emploi de certaines qualités qui lui sont propres, et sur bien des points un tiers de la population s’y livre ouvertement. Ici on parle facilement, parfois on parle bien et on adore parler. Autrefois on contait des nouvelles, vraies ou fausses, plus souvent fausses que vraies, si l’on croit en les

  1. Edmond Demolins, l ?s Français d’aujourd’hui. Les types sociatu du Midi et du Centre.