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qui passent, à toute allure, dans un grand Bruit de ferrailles et des tourbillons de poussière. Elles ne laissent plus un jour de repos aux vieilles forêts cadorines. Elles ébranlent et défoncent le sol de l’ancienne voie d’Allemagne, la via di Lamagna, comme disent les Italiens, qui, dans cette partie, s’appelle plus particulièrement la Cavallera. J’ai pu heureusement louer une de ces légères petites voitures que possèdent les paysans aisés de la région et faire le trajet, tout tranquillement, au bon soleil, bercé par le murmure de la Piave écumeuse.

Au sortir de Pieve et de Tai, la contrée a encore l’aspect des pays de haute montagne et la route serpente à travers des forêts de conifères. Une rapide descente, en trois audacieux lacets, conduit à Perarolo, au confluent de la Boîte, dans une situation infiniment agréable et pittoresque. Les arbres dégringolent jusqu’aux lits des rivières, laissant à peine place aux maisons. C’est à partir d’ici que la Piave, grossie de son affluent et devenue presque un fleuve, sert au transport des fameux bois du Cadore, sans rivaux pour les constructions navales et célèbres depuis la plus haute antiquité. En attendant le chemin de fer, — auquel on travaille enfin, — les troncs des sapins et des mélèzes vont encore à Venise par eau ; et rien n’est plus intéressant que de suivre, tout le long de la route, la série d’ingénieuses opérations par lesquelles chacun des nombreux propriétaires et usiniers arrive à utiliser le courant. Mais, devant tant, de complications et de lenteurs, je comprends l’impatience des Cadorins à réclamer l’exécution de la voie ferrée qu’on leur promet depuis si longtemps.

La vallée est parfois si resserrée entre les montagnes qu’il y a juste la place du fleuve et du chemin taillé dans le rocher. De nombreuses inscriptions rappellent les combats qui se livrèrent, en 1848, dans ces défilés. Après le village de Termine, qui est en quelque sorte la limite méridionale du Cadore, la plaine s’élargit un peu. Les cultures s’étendent. Les arbres s’étalent au soleil plus chaud. Sur la route, nous croisons des groupes de jeunes femmes, le visage enveloppé de voiles clairs, qui ont la grâce épanouie des madones vénitiennes. À chaque instant, d’ailleurs, nous rencontrons des personnages qui semblent descendus des toiles de Titien. Au coin d’un marché en plein air, à Ospitale, une vieille assise près d’un panier est toute pareille, avec son nez crochu et son menton proéminent,