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constamment tendues vers le ciel. Chez Titien, ne cherchez ni la profondeur de pensée d’un Léonard de Vinci, ni les visions grandioses et pathétiques d’un Rembrandt ou d’un Michel-Ange ; n’y cherchez pas les effusions de ces lyriques qui, comme le Corrège, laissent simplement chanter leur cœur et nous émeuvent par leur ferveur. Titien domine ses sujets et les soumet à son art avec une puissante et calme intelligence, une volonté, une maîtrise de soi qui lui permit d’exceller dans tous les genres. Son visage, ses traits, son aspect général étaient plus d’un homme d’action que d’un artiste. Ce n’était pas un rêveur. Nous le savons soucieux de ses intérêts comme un campagnard. Certes, ces tempéramens à base de raison pratique ne nous donnent pas, comme les purs poètes, d’aussi intenses émotions et ne nous entraînent pas à leur suite, haletans, vers les régions du mystère et de l’infini ; mais ils enchantent l’esprit sans le troubler. Ils se servent de l’art pour nous dire la beauté des choses et la volupté de vivre. Enfantées dans la joie, leurs œuvres expriment et répandent la joie. Enseigner le bonheur : est-il meilleure destinée ?

Mais déjà le soleil a disparu. Les cimes seules sont encore éclairées. Les Marmarole rosissent, puis, peu à peu, passent du rouge tendre au rouge ardent, se teignent de pourpre éclatante, semblent véritablement entrer en incandescence. C’est le crépuscule, l’heure magnifique que d’Annunzio appelle justement l’heure de Titien, « parce que toutes les choses y resplendissent d’un or très riche, comme les figures nues de cet ouvrier prestigieux, et paraissent illuminer le ciel plutôt qu’en recevoir la lumière. » C’est ici que Titien emplit ses yeux de ces reflets fauves qui semblent flotter sur les objets, comme les cheveux de la belle Flora sur sa divine chair. Et quand la nuit tombait, quand la dernière lueur s’éteignait sur le dernier pic des Marmarole, il regagnait paisiblement la vieille maison paternelle et bientôt s’endormait avec elle d’un bon sommeil de paysan laborieux.


IV. — BELLUNE

Les diligences qui desservaient encore les villages situés entre Pieve et Bellune, il y a quelques années, lorsque j’y vins pour la première fois, ont fait place à de puissantes automobiles