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fois de plus, la nature avait été la meilleure et la plus maternelle inspiratrice.

Par cette fin d’après-midi d’automne proche, dans cette Pieve où flotte une bonne odeur de saine campagne, le long des prairies émaillées de trèfles rouges, de sauges d’un beau bleu foncé, de crocus et de boutons d’or, comme je comprends l’âme et l’œuvre du grand Cadorin ! Robuste montagnard au cœur solide, qui, centenaire, peignais encore d’une main presque assurée, c’est ici que je me plais à t’évoquer, mieux que dans les salles froides d’un musée, mieux qu’à Venise même, où nul pourtant jamais n’éclipsera ta gloire. Tes plus pures joies, c’est ici que tu les éprouvas, au milieu de ces paysages que tes yeux d’enfant avidement contemplèrent, sur ce sol auquel t’attachaient toutes les racines de ton être, dans cette petite ville où le peintre illustre de la République Sérénissime, familier des plus grands, devant qui avaient posé les doges, les rois, les empereurs et les papes, n’était plus que le fils de Gregorio Vecellio. Il n’est pas de plus intime bonheur pour les hommes arrivés au faîte des situations que de revenir, chaque année, dans le village où ils naquirent. Loin de la vie factice, ils retrouvent la nature et la terre avec lesquelles on n’a plus à jouer de rôle et devant qui tous sont égaux. C’est à Pieve, lorsque des revers l’assaillaient, que Titien retrempait son âme meurtrie et qu’il puisait en lui-même la force de lutter encore, robuste comme les vieux sapins de son Cadore, comme les arbres des forêts auxquels Dante, dans une magnifique image, compare les ressorts de l’âme, ces arbres qui se relèvent par leur vertu propre après le passage de la tempête,


come la fronda, che flette la cima
nel transito del vento, e poi si leva
per la propria virtù che la sublima


Malgré tous les honneurs et toutes les somptuosités de Venise, c’était ici, dans cette modeste demeure, qu’il se sentait le plus chez lui ; et comme l’Arioste sur sa maison de Ferrare, il aurait pu faire graver : Parva, sed apta mihi

Comme la vie est bonne et la nature belle ! Il suffit de savoir en jouir sans excès, dans le parfait équilibre des facultés. Les montagnards ont l’œil et l’esprit précis ; ce sont des réalistes, avec pourtant ce désir d’idéal que leur donne la vue des cimes