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pas mieux ; mais ils voulurent d’abord être déliés du serment de fidélité par le patriarche lui-même ; après quoi, ils posèrent des conditions à Venise, qui Les accepta toutes. C’est alors qu’ils se donnèrent à celle-ci au cri de : Eamus ad bonos Venetos ! Pendant quatre siècles, ils vécurent, avec leurs lois propres, sous la protection du lion de Saint-Marc ; celui-ci, d’ailleurs, n’eut pas de meilleurs défenseurs, comme on le vit lors de cette fameuse bataille de Cadore où les soldats vénitiens, guidés par les bourgeois de Pieve et aidés par les paysans, surprirent et taillèrent en pièces les reîtres de Maximilien. C’est le combat que Titien peignit pour le palais des Doges : malheureusement, l’œuvre fut détruite dans un incendie ; nous ne la connaissons plus que par l’esquisse partielle qui est aux Offices et par la gravure de Giulio Fontana. Plus tard, au milieu du siècle dernier, pendant les guerres pour l’indépendance, les bourgades du Cadore, véritables sentinelles de la Patrie, luttèrent avec la même ardeur. Les représentans de toutes les communes se réunirent dans le vieil hôtel de ville de Pieve et proclamèrent, comme leurs pères, le même dévouement à Venise : Votiamoci a San Marco ! C’est cet héroïsme et ce passé glorieux que Carducci a exalté dans l’hymne splendide qu’il composa à la gloire du Cadore, sur les bords du lac de Misurina, véritable chant de guerre où rugit comme une haine sauvage contre les barbares du Nord :


Nati su l’ossa nostra, ferite, figliuoli, ferite
sopra l’eterno barbaro :
da nevai che di sangue tingemmo crosciate, macigni,
valanghe, stritolatelo !


Mais, aujourd’hui, par cette belle matinée de lumière fine et riante, les souffles parfumés inclinent plus à la rêverie qu’à la bataille. La joie de vivre, de respirer sous le clair soleil étouffe tout autre sentiment… Après avoir déjeuné dans une auberge de Borca, nous repartons sous le soleil plus chaud qui rend un peu dure l’étape. À mesure que nous descendons, la route, bordée de maisons, devient comme la rue d’un long village. Des paysannes passent, allant à la fontaine, avec leurs seaux de cuivre brillant qu’elles portent au bout d’un grand arc élégamment posé sur leurs épaules. Au tournant de Tai, on aperçoit les maisons de Pieve juchées sur la hauteur ; on abandonne