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parlait la langue, il me répondit simplement avec le geste de la mettre en joue : voilà des alliés qui pratiquent une étrange entente cordiale !

Sur cette terre d’Autriche, un coin pourtant est resté à la rivale du Sud : c’est Misurina, au nom si musical, harmonieux comme les bords de son petit lac. La route qui y mène de Cortina est une des plus ravissantes qui soient : un auteur l’appelle le passeggio romantico del Cadore. Elle monte le long du Bigontina, tantôt sous des mélèzes au feuillage léger, tantôt dans des prairies émaillées de mauves crocus. Par endroits, les foins coupés embaument ; leur odeur forte est aussi grisante que le moût des cuves. À mesure que l’on s’élève, la vue s’étend. Du col des Tre Croci, au pied même du Cristallo aux clairs rochers, on domine tout le val d’Ampezzo, vaste conque verdoyante, couverte de forêts, de prés, de champs cultivés et de maisons éparses. Puis on descend dans une fraîche vallée où l’herbe est toute parsemée de grandes gentianes bleues. On passe la frontière, dont le poteau, couvert d’injures réciproques, me renseigne à nouveau sur les sentimens fraternels des deux nations ; et, presque aussitôt, on découvre la large ouverture au fond de laquelle le lac étincelle au soleil. Peu de cadres sont à la fois plus grandioses et plus rians. Au-dessus de l’eau d’un vert émeraude transparent, les prés et les bois, étages sur des collines, font une première ceinture sombre derrière laquelle se dressent quelques-unes des plus belles Dolomites : le Cadini, les contreforts du Cristallo, les imposans rochers des Tre Cime di Lavaredo, taillés comme des figures géométriques, gigantesques pyramides bâties par des géans, et le haut Sorapiss déployant, dans toute leur splendeur, ses flancs neigeux et puissans.

Le lac dort tranquille dans la radieuse clarté du jour tombant. Nous sommes seuls sur ces rives que l’approche de Septembre a déjà fait déserter. L’eau n’a pas une ride ; quand nous nous penchons, elle nous renvoie notre image mobile qui se détache sur l’éternel paysage de forêts et de pics qu’elle reflète à une grande profondeur. Mais pourquoi faut-il que la civilisation soit venue jusqu’ici pour ternir ce miroir, en élevant sur ses bords ces immenses hôtels, si bruyans et si détestables pendant la saison, si lamentables et si tristes quand leur vie factice s’est éteinte avec les premières fraîcheurs ?