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et déchiquetées se dressent dans la limpidité du ciel, sans cesse plus colorées et plus lumineuses, à mesure que l’ombre gagne la vallée. Les légers nuages que chasse vers elles le vent du Sud, le vent de la marine comme on l’appelle dans le pays, s’effilochent entre leurs arêtes, ainsi qu’une chevelure entre les dents d’un peigne d’écaille fauve. Peu à peu les jaunes, les rouges s’avivent. Les rocs semblent en feu. C’est une impression étrange, unique, dont le souvenir laisse comme une obsession ; et je comprends que d’Annunzio, voulant donner une idée de l’illumination qui peut parfois éclairer un visage « au point de surpasser la réalité et de se découper sur le ciel même du destin » n’ait pas trouvé de plus intense comparaison que l’embrasement de ces Dolomites, à la fin du jour, « lorsque leur crête flambe seule au crépuscule, gravée contre toute l’ombre… »

Sans la subite fraîcheur des soirs, dès que le soleil a disparu, on n’aurait pas la sensation de la haute montagne et l’on pourrait se croire sur un plateau des Apennins. L’azur est aussi profond qu’au-dessus des vallées toscanes ; quand un nuage le traverse, il est si enveloppé de lumière qu’il semble plus léger et plus transparent qu’une bulle de savon. Toute cette région ladine est d’ailleurs italienne, géographiquement et ethnographiquement. Les vallées de la Boîte et de ses affluens ne sont, en somme, qu’un canton du Cadore. Tandis que, de l’autre côté des cimes qui bordent le val d’Ampezzo, les noms ont toute la rudesse germanique (Schluderbach, Toblach, Dürrenstein, etc.), ici, les noms des villes, des fleuves, des montagnes chantent dans cette langue la plus douce du monde, la seule où tous les mots se terminent par une voyelle. La race, les costumes, les mœurs affables décèlent, comme le parler, une évidente communauté d’origine. Mais, après avoir appartenu à Venise qui lui avait donné le titre de magnifica comunità, depuis 1518 elle est autrichienne, en vertu du traité passé entre la République Sérénissime et l’empereur Maximilien. En 1866, quand la Vénétie revint à l’Italie, le Val d’Ampezzo fut détaché du Cadore et resta sous l’ancienne domination. Les Cadorins ont encore l’amer regret d’être séparés de Cortina. Je ne crois pas que la réciproque soit vraie. Ici, la parenté italienne n’est pas restée vivace dans les cœurs, comme dans d’autres pays de la frontière où l’Autriche a tant de peine à étouffer les sentimens irrédentistes. Un jour que je demandais à un guide s’il aimait l’Italie dont il