Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/815

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lois ; en pratique et pour la juste évaluation des actes, il n’y a que des cas. Les plus récens disciples de Kant, tels que M. Parodi ou M. Cantecor, ont de même reconnu que la règle de Kant sur l’universalité des maximes de nos actes ne devait être appliquée qu’en tenant compte de toutes les circonstances concrètes[1].

Mais quoi qu’il en soit, et qu’il s’agisse des conditions générales de la vie sociale ou des conditions propres à chaque vie individuelle, c’est à la science qu’il incombe de découvrir les lois. La science en toutes matières a pour essentielle fonction de découvrir le normal, et le normal est précisément ce qui constitue la santé, l’anormal est le morbide et le maladif.

Il ne pourrait guère sur ce point y avoir contestation que si l’on supposait que la vie telle que nous la connaissons par l’expérience, la vie que nous vivons, la vie présente et mortelle n’avait aucune valeur et devait être tout entière mortifiée, immolée et sacrifiée en vue d’une vie future qui seule, par son éternelle durée, par ses conditions sublimes, aurait une valeur véritable. Or, ce sacrifice absolu de la vie présente, ce renversement de la raison, cette doctrine décevante de la mortification, n’est-ce pas précisément celle que professe le christianisme, et ne peut-on pas dire que le chrétien, pour aller vers une vie peut-être illusoire, se condamne à une mort dont on ne ressuscite pas ? C’est pour cela que Spinoza, Nietzsche, Guyau et tant d’autres avec eux ont condamné le christianisme. La proclamation des valeurs ou des béatitudes nouvelles dans le Sermon de la Montagne ne leur paraît pas le redressement des valeurs antiques, mais la suppression de toute valeur. Le christianisme n’est pour eux qu’une doctrine de mort.

Ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre une exégèse de l’Évangile. En admettant même que les textes puissent être littéralement compris dans le sens outré qu’on leur prête, il faut bien cependant qu’on reconnaisse qu’une doctrine qui a été, qui est encore vécue, doit être étudiée non seulement dans les textes, mais dans la vie. Le texte de l’Evangile ne revêt tout son sens plein et même n’a de vraie signification que dans la religion qui en est issue. Hors de l’Église ou des églises chrétiennes, l’Evangile n’est qu’une lettre morte, une doctrine sans vie. Le

  1. Cf. notre livre, Morale et Société, C. III, p. 74.