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l’œuvre ; on vit que c’était un instrument parfait pour diviser, pulvériser les fortunes. Peu à peu les plus petits bourgeois la redoutèrent et, quand on ne pouvait lui échapper, on atténuait sa prise en faisant jouer la quotité disponible : nulle part on n’en a usé et abusé autant qu’en Gascogne, en l’aggravant d’ailleurs par toutes sortes de ruses et d’artifices. La préoccupation générale et constante est d’avoir un fils unique ou de faire un aine. On avouait hautement cette préoccupation, elle entrait dans le programme d’une carrière bourgeoise bien réglée, dans les conseils qui étaient donnés au début du mariage. Par cette méthode, aidée de l’économie, sans travail, la fortune grandissait toute seule. Le père y voyait dans l’avenir sa maison plus riche, plus influente, la mère une vie plus douce, plus chaude, plus luxueuse pour le nouveau-né qu’elle berçait sur ses genoux. C’était le grand moyen d’ascension sociale.

Les paysans restèrent longtemps indifférens à cette loi. Même aujourd’hui où tout le monde sait lire, où le journal pénètre partout, une modification du Code civil n’est pas connue, pratiquement interprétée tout de suite. La loi de 1891, qui règle les droits de l’époux survivant quand il n’y a ni héritier direct ni testament, est encore ignorée de la plupart des ménages sans enfans qu’elle intéresse. C’était bien autre chose, il y a cent ans, dans la vie obscure du village, vie courbée sur les sillons, sans lectures, sans communications faciles avec la ville, où pour beaucoup le monde finissait à l’horizon des collines voisines. Et puis qu’importait alors aux paysans la suppression du droit d’aînesse ? La plupart étaient métayers, maîtres-valets, domestiques, journaliers ; les plus fortunés n’avaient guère qu’une maison et quelques champs, Mais l’exemple de la bourgeoisie est là, sous leurs yeux, leçon de choses générale et continue, avec des résultats palpables, saisissans : la fortune peu ou point divisée qui, à chaque génération, se double d’une autre qui ne l’est pas davantage, le domaine qui se conserve, s’étend, gagne le plateau couvert de vignes luxuriantes, descend jusqu’à la rivière et s’annexe les terres grasses, les métairies riches en prairies et en bestiaux.

Peu à peu les paysans se mirent à imiter les bourgeois, à préserver le petit patrimoine du morcellement futur et, quand leurs calculs étaient déjoués par l’arrivée d’enfans inattendus, à mettre en échec le régime successoral avec une incroyable ténacité.