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de près, dans leur origine et leur milieu familial, quelques humbles ouvriers de ces héroïques besognes. Plus d’un dans la métairie, où la fécondité n’était pas mesurée aux ressources, avait connu la miche trop petite pour les bouches trop nombreuses. À tous la natalité élevée avait imposé une vie simple, une éducation pleine de dureté. Celui-ci d’une famille aisée, où il y a sept enfans, est confié vers l’âge de dix ans à un « régent de Lectoure » qui fait payer ses leçons « un sol » par jour et, « moyennant un second sol, » ajoute l’ordinaire au pain et au vin fourni par les parens ; mais, au règlement de fin d’année, une retenue est faite sur l’addition, « parce que l’enfant n’a pas mangé d’ordinaire de tout le carême. » Le régime était parfait pour préparer l’estomac aux cuisines incertaines des sierras espagnoles où plus tard l’écolier fera campagne pendant six ans, « marchant nuit et jour, sans être malade une seule fois. » Et, si les estomacs comme les jarrets sont d’acier, quelle joyeuse santé dans les âmes ! Celui-là, qui vient de faire trente-deux étapes, écrit de la Fère à ses parens que la route est plus longue que large et que la Picardie est un assez bon pays, sauf qu’il n’y a pas de vignes et que personne ne comprend le patois : « Avec ça, ajoute-t-il, il n’y a pas moyen de conter des petites couyounnades[1] comme chez nous. » Ayons quelque indulgence pour la forme : l’auteur mourra aux Invalides sergent et chevalier de la Légion d’honneur.

Les compagnons de Montluc et d’Henri IV, quand par hasard ils savaient écrire, ne devaient pas le faire autrement. Alors aussi les nichées étaient belles dans les gentilhommières perchées sur les collines qui encadrent le cours de la Baïse et du Gers : on en sortait de bonne heure avec des « jambes de cigogne » et des « dents de loup. » Blaise de Montluc est l’aîné de onze enfans, et lui-même en aura dix de ses deux femmes. À dix-sept ans, monté sur un cheval d’Espagne que lui donne son père avec quelques écus, il quitte la maison, passe chez un gentilhomme voisin, le sire de Castelnau d’Arbieu, vétéran des guerres d’Italie, pour se faire enseigner le chemin, et pique droit sur le Milanais « sur le bruit qui courait des beaux faits d’armes qu’on y faisait ordinairement. » C’est tout de même un joli départ, celui de d’Artagnan n’est pas plus beau, et les romanciers,

  1. Plaisanteries le plus souvent égrillardes.