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s’embarrasse ni dans les difficultés, ni dans les hésitations, ni dans les scrupules. Il avance avec la sécurité d’un mathématicien qui déduit ou d’un chimiste qui expérimente. Chemin faisant, il s’arrête pour expliquer ses calculs ou commenter ses expériences. On lui appliquerait fort justement sans doute, en le mettant au point pour lui, ce qu’il fait dire à un de ses héros qui lui ressemble, l’ingénieur George Ponderevo[1] :


J’aime à écrire, j’y prends un vif intérêt, mais ce n’est pas mon métier. Je suis un ingénieur, avec un brevet ou deux et quelques idées qui se tiennent. L’artiste qu’il peut y avoir en moi s’est consacré surtout aux machines à turbine, à la construction des navires et au problème du vol, et, quoi que je fasse, je n’arrive pas avoir comment je pourrais être autre chose qu’un conteur sans art et sans discipline. Qu’on me laisse me traîner et patauger, mêler les commentaires et les théories : c’est mon seul moyen d’arriver à sortir ce que j’ai dans la tête.


Ainsi fait M. Wells, avec une heureuse facilité, un naturel qui ne manque point d’agrément, et un sans-gêne dont ne s’accommoderaient pas aussi bien un autre talent et une autre manière. Le résultat est qu’il a écrit, à quarante-quatre ans, plus de trente volumes, tous vifs, alertes, riches d’idées, pleins de verve, tous l’expression d’un esprit très rapide, très direct et très neuf.

Le premier élément de ce talent bien personnel, c’est une imagination assez singulière, inspirée de la science et tournée vers la nature. Elle se donne à peu près seule carrière dans les plus caractéristiques de ses premiers livres : The Time-Machine (1895), The Island of D’ Moreau (1896), The Invisible Man (1897), The War of Worlds (1898), etc. Nous avons prononcé le nom de Jules Verne : la ressemblance est superficielle. Jules Verne se propose surtout d’imaginer des prolongemens aux applications mécaniques de la science ; il suppose une science plus avancée ou plus puissante, dont les inventions quasi merveilleuses constituent le principal attrait de ses livres. Le conteur anglais est un critique social, un réformateur, un utopiste. Il ne voit dans les inventions du même genre, — plus bizarres d’ailleurs et plus invraisemblables, — qu’un moyen de mettre en lumière, par des métamorphoses du présent (L’Ile du docteur Moreau) ou des tableaux du futur (Une histoire des temps à venir), tels défauts de la société, tels traits de la nature humaine, telles

  1. Tono Bungay.