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Trop tard aussi pour Béatrice quand elle retrouve George Ponderevo. Enfans, ils échangeaient des promesses et des baisers. Mais le frère de cette fillette de qualité aurait bien vite remis à sa place l’insolent assez audacieux pour franchir les barrières sociales ; et quand George, chassé de la maison, revoit plus tard la noble demoiselle, elle a de nouveau son garde du corps, un vieux lord usé qui serre de près sa jeunesse de fille pauvre. Le premier amour se réveille, conscient cette fois, mûr pour toutes les revanches. Et ce pourrait être encore le bonheur, si l’absurde vie n’avait fait son œuvre de destruction. « C’est la sagesse qui parle par ma voix, une sagesse amère. Vous ne sauriez attendre de moi aucune aide : je ne puis avoir pour vous rien d’une épouse, rien d’une mère. Je suis gâtée. Je suis gâtée par le luxe et par l’oisiveté : tout est faussé en moi, les goûts et les habitudes. Le monde n’est que fausseté. On peut être ruiné par la richesse aussi bien que par la pauvreté… »

C’est une conséquence du « système. » Et le désordre de l’Angleterre nouvelle ne vaut pas mieux pour la vie sociale que son ordre suranné. L’histoire d’Édouard Ponderevo est précisément destinée à illustrer cet autre aspect. Ponderevo est un homme nouveau, étranger au « système » et qui ne s’en soucie pas. Actif, agité même, tourmenté d’idées, avide d’entreprendre, il végétait comme pharmacien dans une petite ville de comté où tout est mort, disait-il, « tout est figé comme du gras de mouton froid. » Il cherche, tout en triturant ses pilules et bouchant ses fioles, il combine, il spécule, il rêve d’accaparemens, de booms, invente une méthode scientifique pour déterminer géométriquement les cours de l’Union Pacific, il se ruine et vient chercher fortune à Londres. Nous l’y retrouvons comme inventeur et lanceur d’une drogue pharmaceutique, le « Tono Bungay. » Il associe à l’entreprise son neveu George, qui est devenu un ingénieur de mérite et dont les nobles ambitions créatrices vont s’enlizer durant huit années dans cette charlatanerie en attendant qu’elles trouvent un emploi sérieux dans la construction des torpilleurs. Voilà bien déjà, n’est-ce pas, l’ironie de la vie moderne, son absurdité sacrilège. L’oncle, lui, ne verra jamais si loin et ne s’arrêtera pas à ces scrupules. Il lance sa drogue à grand renfort de réclame, à l’américaine, vend trois francs cinquante ce qui lui coûte quinze sous, s’enrichit, devient une puissance, l’égal de ce Cracknell du Vin ferrugineux