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railleuse, du plus tragique des romans de M. Thomas Hardy : Jude l’Obscur. Dans l’un comme dans l’autre, l’amour est l’adversaire, l’antagoniste ; il ajoute l’irrationnel de la nature à tout ce qu’il y a d’irrationnel dans la société. Il n’est pas le seul agent de la défaite ; mais il s’installe au cœur de la place, et dès lors elle ne peut plus résister aux assauts du dehors, elle est vouée à la capitulation. Voilà pourquoi, pour M. Hardy, pour M. Wells, le problème de l’amour se dresse au centre de la critique sociale. Assurément l’amour n’est pas seul responsable du désastre de Jude : toutes les forces d’une société égoïste et d’une écrasante hiérarchie se sont coalisées contre l’infortuné sur qui pèse, comme une tare héréditaire, la fatalité de la passion ; il est désarmé devant lui-même et devant la vie, prédestiné à toutes les défaites, à jamais épris de sa jolie et douloureuse cousine Suzanne, à jamais prisonnier de l’indigne et intrigante Arabella. Si l’amour n’était pas gouverné par l’instinct, le caprice et le hasard, Jude n’aurait jamais laissé entrer dans sa vie la grossière, l’intrigante Arabella. Mais nous sentons en lui le despotisme des forces obscures, autour de lui la tyrannie des conventions sociales : dans cet étau, l’individu fragile est brisé. M. Wells se soucie surtout d’opposer le désordre du monde à la logique de l’intelligence ; la vie apparaît irrationnelle et absurde. Devant un tel spectacle, l’ironie convient mieux que le désespoir, une ironie fortement mêlée d’amertume. Il a suffi d’un joli visage inconnu pour que c’en soit fait des beaux plans de M. Lewisham : sur les pas de la trop gracieuse Ethel, il oublie ses études, gaspille les heures dans d’interminables promenades à travers les soirs embrumés de Londres, glisse invinciblement aux mesquineries d’une basse petite vie bourgeoise, dégradée par les escroqueries d’un beau-père qui exploite comme « médium » la naïve sottise d’un spirite cossu. Voilà où est tombé ce pauvre Lewisham du haut de ses rêves !…

Quelle comédie que l’amour ! Ne lui demandez plus d’être une émotion de l’âme, la sensation exquise de la vie : il n’est que l’instinct aveugle, déraisonnable, aux prises avec les intérêts matériels et les ruses de la lutte pour l’existence. Une ignorance sacrée pèse sur la jeunesse, qui ne sait plus ce qu’elle a la permission de penser, ce qu’elle a la permission de dire, ce qu’elle peut lire, ce qu’elle peut voir. Les jeunes gens ne sont