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conduire par la raison. L’amour n’est que le triomphe d’un instinct aveugle, d’un obscur appétit dont la tyrannie se joue de nos desseins les mieux concertés et de nos résolutions les plus sages. On ne le voit nulle part plus évidemment que dans l’aventure de M. Lewisham. Ce jeune homme était, aux environs de sa dix-huitième année, la sagesse même. Il enseignait alors, comme maître adjoint, dans une école de la petite ville de Whortley (Sussex), aux appointemens annuels de mille francs, chaussait d’un binocle son nez proéminent pour se donner un air plus grave, et épinglait au mur de sa mansarde un sévère « emploi du temps » qui devait le conduire au baccalauréat ès lettres de l’Université de Londres avec « mention très honorable, » puis à la « médaille d’or. » Venaient ensuite, à leur date, des « brochures pour la cause libérale » et autres travaux du même genre. Tout était prévu, réglé et en place. Debout et au travail à cinq heures, il commençait sa journée en prenant sur tout le monde (car on ne se lève guère qu’à huit) trois bonnes heures d’avance, trois heures de travail qui représentent, d’après les calculs des gens compétens, l’acquisition d’une langue par an, — six langues en six années, et une culture encyclopédique, une merveilleuse discipline de l’esprit, le tout à vingt-quatre ans. L’imagination reste confondue devant la perspective de ce que M. Lewisham pourrait être à trente !

À trente ans, hélas ! M. Lewisham a dit adieu à toutes ses ambitions et à tous ses rêves ; il n’est qu’un pauvre homme, dans un faubourg de Londres, à Clapham, où il occupe le sous-sol et les mansardes d’une de ces maisons dont le principal locataire paie le loyer en sous-louant le rez-de-chaussée et le premier étage : comme table de travail, s’il est encore parfois question de travailler, pour la besogne professionnelle, une vieille « toilette » désaffectée dans un coin de la chambre à coucher, et comme renfort aux maigres ressources de la famille, la machine à écrire de sa jeune femme, dans la salle à manger souterraine.

C’est que M. Lewisham a été pris au piège de l’amour : il est marié, il est père sans doute[1]. À vrai dire, M. Wells ne le suit pas jusque-là, et le héros n’a guère plus de vingt et un ans quand il l’abandonne en pleine faillite. Ce léger et cruel petit roman est comme une réplique atténuée, désenténébrée, alerte,

  1. Voyez, dans la Revue du 15 août 1900, l’étude de M. T. de Wyzewa sur Une Idylle anglaise : Love and Mr Lewisham, par H. G. Wells.